1r:1
Mon cher Theo,
hier j’ai été chez des marchands de meubles pour voir si je pourrais louer un lit &c. Malheureusement on ne louait pas et même on refusait de vendre à condition de payer tant par mois.– Ceci est assez embarassant. J’y ai pensé maintenant que peut-être – dans le cas où Koning partirait après avoir vu le Salon comme je crois que d’abord c’était son intention, tu pourrais après son départ m’envoyer le lit qu’il occupe maintenant.1
Il faut considérer que si je couche à l’atelier cela fait pourtant une différence au bout d’un an de ± 300 fr. que sans cela on paye dans l’hôtel. Je sais bien qu’il est pas possible de dire d’avance: je resterai ici autant de temps, toutefois j’ai tant de raisons pour croire un long sejour ici probable.
 1v:2
J’ai été hier à Fontvieille chez Mc Knight – il avait un pastel bien – un arbre rose – deux aquarelles commencées, et je le trouvais en train de faire une tête de vieille femme au fusain. Il est dans la periode où les nouvelles theories de couleur le tourmentent et tout en lui empêchant de faire selon le vieux système, il n’est pas assez le maître de sa palette nouvelle pour pouvoir réussir de cette façon.2 Il paraissait très gêné de me les montrer, j’ai dû y aller expres ainsi et lui dire que je voulais voir absolument son travail, maintenant il n’est pas impossible qu’il vienne restera avec moi quelque temps ici.– Alors nous y gagnerions, je crois, des deux côtés.
Très souvent je pense à Renoir ici et son dessin pur et net. C’est bien comme ça que sont les objets ou personnages ici dans la clarté.
Nous avons énormement du vent et du mistral ici, actuellement 3 jours sur quatre, toujours avec du soleil pourtant mais il est alors difficile de travailler dehors.
 1v:3
Je crois qu’il y aurait quelque chose à faire ici pour le portrait.– Si les gens sont d’une ignorance crasse en tant que quant à la peinture, en géneral ils sont bien plus artistes que dans le nord pour leur propre figure et leur propre vie. J’ai vu ici des figures certes aussi belles que des Goya et des Velasquez. Elles savent vous ficher une note rose dans un costume noir, ou bien confectionner un habillement blanc jaune rose ou encore vert et rose ou encore bleu & jaune où il n’y a rien à changer au point de vue artistique. Seurat trouverait ici des figures d’hommes très pittoresques malgré leurs costumes modernes.–
Maintenant j’ose dire que ces gens d’ici mordraient au portrait. Mais moi, avant d’oser risquer de me lancer là-dedans, veux d’abord avoir mon organisme nerveux tranquilisé et puis je veux être établi d’une façon qu’on puisse recevoir les gens à l’atelier. Et si je dois te dire le gros mot, de mon calcul pour me porter bien et être acclimatisé pour de bon ici  1r:4 il me faudra un an et pour m’établir il faudra bien mille francs. Si dans la premiere année – la courante – je dépenserais 100 francs pour vivre & 100 francs pour cet établissement par mois, tu vois qu’il ne resterait pas un sou dans ce budget pour peindre. Mais au bout de cette annee j’aurais gagné et mon établissement un peu bien et ma santé, je suis porté à le croire.– Et mon occupation en attendant serait surtout de dessiner tous les jours avec en plus deux ou trois tableaux par mois.–
Dans – l’établissement – je compte alors aussi un renouvellement complet de linge & de vêtements et de chaussures.
Et je serais un autre homme au bout de l’année.
J’aurais un chez moi et j’aurais mon calme pour la santé.  2r:5 Et alors je puis espérer de ne pas tomber essoufflé avant le temps ici.
Monticelli etait plus vigoureux que moi je pense au physique et si j’en avais la force je vivrais au jour le jour comme lui.
Mais si lui-même a été paralysé et cela sans être si buveur que ça3 – moi à plus forte raison ne pourrais résister.
J’étais surement sur le droit chemin d’attrapper une paralysie quand j’ai quitté Paris. Ça m’a joliment pris après! Quand j’ai cessé de boire, quand j’ai cessé de tant fumer, quand j’ai recommencé à réfléchir au lieu de chercher à ne pas penser – mon dieu quelles mélancolies et quel abattement.– Le travail dans cette magnifique nature m’a soutenu au moral mais encore là, au bout de certains efforts les forces me manquaient.
 2v:6
Eh bien voila pourquoi lorsque je t’écrivais l’autre jour je disais que si tu quittais les Goupil tu te sentirais mieux au moral probable mais que la guérison serait très douloureuse.4 tandis que la maladie même, on ne la sent pas.–
Mon pauvre ami, notre nevrose &c. vient bien aussi de notre facon de vivre un peu trop artistique – mais elle est aussi un héritage fatal puisque dans la civilisation on va en s’affaiblissant de génération en génération.
Prends notre soeur Wil, elle n’a ni bu ni fait la noce, et nous connaissons un portrait d’elle pourtant où elle a le regard d’une folle.–5 Cela prouve-t-il assez que si nous voulons envisager en face le vrai état de notre tempérament il faut nous ranger dans le nombre de ceux qui souffrent d’une nevrose qui vient déjà de loin.
 2v:7
Je crois Gruby6 dans le vrai pour ces cas-là, bien manger, bien vivre, voir peu de femmes, en un mot vivre d’avance absolument comme si on avait déjà une maladie cérébrale et une maladie de la moelle sans compter la névrose, qui elle existe réellement.
Certes c’est là prendre le taureau par les cornes, ce qui n’est pas une mauvaise politique.
Et de Gas – fait comme ça et réussit.7 Tout de même ne sens tu pas comme moi que c’est rudement dur.
Et est ce que en somme cela ne fait pas énormément du bien d’écouter les sages conseils de Rivet8 et de Pangloss,9 ces excellents optimistes de vraie et joviale race Gauloise qui vous laissent votre amour propre. Pourtant si nous voulons vivre et travailler, il faut être très prudent et nous soigner.– De l’eau froide, de l’air, nourriture simple et bonne, être bien vêtu, etre bien couché et ne pas avoir des embêtements. Et pas se laisser aller aux femmes et à la vraie vie dans la mesure qu’on serait porté à désirer.
 2r:8
Je n’y tiens pas de coucher à l’atelier mais si j’allais y coucher alors ce serait dans le cas où je verrais possibilité de m’établir un peu définitivement et pour une longue période. N’ayant maintenant aucunément besoin de place dans l’hotêl vu que j’ai l’atelier ailleurs, je mettrai les gens bon gré mal gré à 3 francs par jour.10 Et conséquemment il n’y a rien qui presse. Mais si cela t’est égal envoie moi tout de même 100 fr. la prochaine fois vu que je voudrais aussi me faire faire des caleçons de même que j’ai fait faire des chemises et des chaussures, et que je dois donner faire nettoyer et reparer presque tous les vêtements. Alors ils seront encore très bons. Cela c’est d’urgence pour le cas que j’aurais à aller à Marseille ou à voir des gens ici. Pour toutes ces précautions qu’on prend maintenant on est plus sûr de pouvoir résister à la longue et régulariser le travail.
Il y a une dizaine de toiles pour lesquels je cherche une caisse et que j’expédierai de ces jours ci.11
Je te serre bien la main ainsi qu’à Koning. J’ai reçu une carte postale de Koning pour dire qu’il avait reçu une lettre pour reprendre les tableaux aux Indépendants.12 Mais il n’avait naturellement qu’à les reprendre, qu’y puis je moi.

t. à t.
Vincent

(il va sans dire que s’il y avait chez toi des toiles qui prendraient trop de place tu pourrais les envoyer ici petite vitesse et je les garderais à l’atelier ici. Si tel n’est pas encore le cas cela le sera plus tard, aussi je garde ici bien des etudes qui me semblent pas assez bonnes pour t’être envoyees.)

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