1r:1 [sketch A]
Mon cher Bernard,
ayant promis de t’écrire1 je veux commencer par te dire que le pays me parait aussi beau que le Japon pour la limpidité de l’atmosphère et les effets de couleur gaie. Les eaux2 font des taches d’un bel éméraude et d’un riche bleu dans les paysages ainsi que nous le voyons dans les crepons.3 Des couchers de soleil orangé pâle faisant paraître bleu les terrains – des soleils jaunes splendides. Cependant je n’ai encore guère vu le pays dans sa splendeur habituelle d’été. Le costume des femmes est joli et le dimanche surtout on voit sur le boulevard des arrangements de couleur très-naïfs et bien trouvés.4 Et cela aussi sans doute s’égayera encore en été.
 1v:2
Je regrette que la vie ici n’est pas à si bon marché que je l’avais espéré et je n’ai pas trouvé moyen jusqu’à présent de m’en tirer à aussi bon compte qu’on pourrait le faire à Pont Aven. J’ai commencé par payer 5 fr. et maintenant je suis à 4 francs par jour. Il faudrait savoir le patois d’ici et savoir manger de la bouillabaisse et de l’aïoli,5 alors on trouverait surement une pension bourgeoise peu coûteuse. Puis si on était à plusieurs on obtiendrait, je suis porté à le croire, des conditions plus avantageuses.– Il y aurait peut-être un réel avantage pour bien des artistes amoureux de soleil et de couleur d’émigrer dans le midi. Si les Japonais ne sont pas en progrès dans leur pays il est indubitable que leur art se continue en France. En tête de cette lettre je t’envoie un petit croquis d’une étude qui me préoccupe pour en faire quelque chôse – des matelots qui remontent avec leurs amoureuses vers la ville qui profile l’étrange silhouette de son pont levis sur un énorme soleil jaune.6
J’ai une autre étude du même pont levis avec un groupe de laveuses.7 Serai content d’un mot de toi pour savoir ce que tu fais et où tu iras.– Poignée de main bien cordiale à toi-même et aux amis.

bien à toi
Vincent

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