1r:1
Mon cher Theo,
à la fin des fin voilà que ce matin le temps a changé et s’est adouci – j’ai donc déja eu occasion d’apprendre ce que c’est que ce mistral1 aussi. J’ai fait plusieurs courses dans les environs mais toujours il était par ce vent impossible de rien faire. Le ciel était d’un bleu dur avec un grand soleil brillant qui a fait fondre à tant soit peu prèsa toute la quantité de neige – mais le vent était si froid et si sec qu’on en avait la chair de poule. Mais néamoins j’ai vu de bien belles choses – une ruine d’abbaye sur une colline plantée de houx, de pins, d’oliviers gris. Nous attaquerons cela sous peu j’espère.2 Maintenant je viens de terminer une étude comme celle qu’a Lucien Pissaro de moi mais cette fois ci c’est des oranges.3 Cela fait jusqu’ici huit études que j’ai.–4 Mais cela ne compte pas, comme j’ai pas encore pu travailler bien à mon aise et au chaud.–
 1v:2
La lettre de Gauguin que j’avais l’intention de t’envoyer mais que je croyais momentanément avoir brûlee avec d’autres papiers, l’ayant retrouvée après, je te l’envoie ci-inclus.5 Seulement je lui ai déjà écrit directement et je lui ai envoié l’adresse de Russell ainsi que j’ai envoyé celle de Gauguin à Russell afin qu’ils puissent, s’ils veulent, se mettre en rapport directement.6 Mais comme pour beaucoup d’entre nous – et surement nous serons de ce nombre nous mêmes – l’avenir est encore difficile.– Je crois bien à la victoire finale, mais les artistes en profiteront ils et verront ils des jours plus sereins?–
J’ai acheté de la grosse toile ici et je l’ai faite préparer pour les effets mats,7 je puis avoir tout maintenant à peu près au prix de Paris.
Samedi soir j’ai eu la visite de deux peintres amateurs  1v:3 dont l’un est épicier – et vend aussi les articles de peinture – et l’autre est un juge de paix qui a l’air bon et intelligent.8
Malheureusement je n’arrive guère à vivre à meilleur compte qu’à Paris, il faut que je compte 5 fr. par jour.
Je n’ai pour le moment encore rien trouvé en fait de pension bourgeoise mais cela doit sûrement exister pourtant.
Si à Paris le temps s’adoucit aussi cela te fera du bien.– Quel hiver!
Je n’ose pas rouler mes études encore car cela n’a guère séché et il y a des empâtements qui ne seront pas vite secs.–
Je viens de lire Tartarin sur les Alpes qui m’a énormement amusé.–9
Est ce que ce sacré Tersteeg t’a écrit, cela fera toujours du bien – va.–
S’il ne répond pas, il entendra parler de nous tout de même et nous ferons de façon qu’il n’y aie pas à redire sur nos actions.– Par exemple nous enverrons à Mme Mauve un tableau en souvenir de Mauve10 avec une lettre de nous deux aussi dans laquelle, si Tersteeg ne répond pas, nous ne dirons pas un mot contre  1r:4 lui mais nous ferons sentir que nous ne meritons pas qu’on nous traite comme si nous étions des morts.–
Enfin, il est probable que Tersteeg n’aura pas de parti pris contre nous en somme.
Ce pauvre Gauguin n’a pas de chance, je crains bien que dans son cas la convalescence soit encore plus longue que la quinzaine qu’il a dû passer au lit.
Nom de dieu quand est ce que l’on verra une génération d’artistes qui aient des corps sains. A des moments je suis vraiment furieux contre moi-même car il ne suffit pas du tout de n’être ni plus ni moins malade que d’autres, l’ideal serait d’avoir un temperament fort assez pour vivre 80 ans et avec ça un sang qui serait du vrai bon sang.
On s’en consolerait pourtant si on sentait qu’il va y venir une génération d’artistes plus heureux.
J’ai voulu t’ecrire tout de suite que j’ai esperance que l’hiver soit maintenant passé et j’espère qu’il en sera de même à Paris. Poignee de main.

b. à t.
Vincent

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