Tu me pardonneras tout à fait lorsque tu sauras que je t’ai ecrit ma lettre précedente dans un moment de malaise. Mes dessins n’allaient pas & ne sachant de quel côté me tourner je me suis mis à écrire. Certes j’aurais mieux fait d’attendre un meilleur moment mais par ceci tu verras précisément que moi-même appartiens sans aucun doute à cette classe de gens dont je te parlais dans ma lettre, soit à cette classe de personnes qui ne réfléchissent pas toujours à ce qu’ils disent & font.

Cela étant, brisons là-dessus.– Sachez toujours ceci. Dans les derniers jours il y a eu un changement favorable. Je viens de terminer au moins une douzaine de dessins ou plustôt croquis au crayon & à la plume qui sont, à ce qui me parait, déjà un peu mieux. Ça ressemble vaguement à certains dessins de Lançon1 ou à certaines gravures s. bois anglaises, mais plus maladroit, plus gauche encore.a Ca représente entre autres un commissionnaire, un charbonnier, balayeur de neige, promenade d.l. neig[e], vieilles femmes, type de vieillard (“Ferragus” de l’histoire des treize de Balzac)2 &c.. Je t’en envoie 2 petites, “En route” & “Devant les tisons”.3 Je vois bien que ce n’est pas encore bon, toutefois ça commence à se dégager.

J’ai presque tous les jours quelque modèle, un vieux commissionaire ou quelqu’ouvrier ou gamin que je fais poser. Dimanche prochain j’aurai peutêtre un ou deux soldats qui viendront poser. Et puisque donc maintenant je ne suis plus de mauvaise humeur je me fais une toute autre & meilleure idée de toi & de tout le monde en général.

J’ai aussi dessiné de nouveau un paysage, soit une bruyère,4 ce que je n’avais pas fait depuis longtemps.

J’aime beaucoup le paysage mais encore 10 fois mieux ces études de moeurs parfois d’effrayante vérité tels que Gavarni, Henri Monnier,5 Daumier, de Lemud, Henri Pille, Th. Schuler, Ed. Morin, G. Doré (par ex. dans son Londres),6 A. Lançon, de Groux, Felicien Rops7 &c. &c. les ont dessinées si magistralement.

Maintenant sans osant en aucune manière prétendre monter si haut que ceux là, toutefois en continuant à dessiner ces types d’ouvriers &c. j’espère bien arriver à être plus ou moins capable de travailler pour l’illustration de journaux ou de livres. Principalement lorsque je serai à même de me payer davantage des modèles & aussi des modèles de femmes, je ferai encore des progrès, je le sens & je le sais. Et j’arriverai probablement aussi à savoir faire des portraits. Mais c’est à la condition de travailler beaucoup, pas un jour sans une ligne, comme disait Gavarni.8

Il est donc entendu que je reste provisoirement ici en attendant que peutêtre tu aurais chose ou autre à me proposer. Seulement ecris moi de temps à autre. Je suis maintenant occupé à dessiner pour la 3^me fois toutes les Exercices au fusain de Bargue.

Tu m’as parlé d’un changement dans le personnel des employés de la maison G&C^ie, puis d’un autre changement dans ta propre position.–9

Je t’en félicite & quant à ces Messieurs G&C^ie je suis porté à croire qu’il y a lieu de les féliciter aussi du déblayement.

J’ai toujours pensé que Ces Messieurs eux mêmes étaient animés d’un esprit supérieur & plus noble que celui qu’avaient ceux qui maintenant enfin viennent de décamper. Peutêtre la position que les derniers nommés ont occupé si longtemps dans la maison, leur influence &, puisque ces Messieurs G&C^ie les laissaient faire, leur domination – ont repugné à quelques autres employés que ces Messieurs auraient peutêtre bien fait de conserver, mais qui, poussés à bout, ont fini en quelque sorte par casser leur épée.10

Puisque dans le temps tu m’as vaguement parlé de venir à Paris,11 sachez que je ne demanderais pas mieux que d’y aller effectivement un de ces quatre matins – si j’étais assez heureux de savoir que j’y trouverais de l’emploi pour gagner ad minimum 100 francs par mois – toutefois sachez aussi que puisque j’ai commencé le dessin, ce n’est pas pour le laisser là, conséquemment je chercherais principalement à continuer & à avancer de ce côté-là. Non seulement le dessin de figures & scènes de moeurs demande des connaissances du dessin en tant que metier mais en outre de fortes études de littérature, de physiognomonie &c. qui sont difficiles à acquérir.