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1Cuesmes le 24 sept. 1880

2Cher Theo,
3Ta lettre m’a fait du bien, je te remercie de m’avoir écrit ainsi.
4Justement vient d’arriver le rouleau contenant une nouvelle collection d’eauxfortes
5& de flles diverses_ Principalement la magistrale eauforte Le Buisson
6de Daubigny/Ruysdael.1 C’est ça. Je me propose de faire deux dessins/ soit à la
7sepia/ soit à autre chose/ l’une d’après cette eauforte – l’autre d’après le
8Four dans les Landes de Th. Rousseau.2 Cette derniere sepia est déja faite – il est
9vrai – mais la comparant à l’eauforte de Daubigny tu comprendras
10que cela devient faible/ quand bien même ce sépia considéré en soi
11puisse avoir déjà quelque ton & sentiment. Il faut y revenir & le reprendre.
12Je travaille toujours au Cours de dessin Bargue & me propose de le finir
13avant d’entreprendre autre chose car de jour en jour cela me degourdit
14& fortifie tant la main que l’esprit & je ne saurais assez me sentir
15obligé à M_ Tersteeg de me les avoir si genereusement prêtées_ Ces modèles
16sont excellentes. Entretemps je m’occupe de la lecture d’un livre sur
17l’anatomie & d’un autre sur la perspective que M_ Tersteeg aussi m’a envoyé_3
18Cette étude est epineuse & parfois ces livres sont on ne peut plus agaçants
19mais je crois pourtant bien faire de les étudier.
20Tu vois donc que je suis acharné au travail mais pour le moment cela ne
21donne pas de résultat fort réjouissant. Mais j’ai espérance que ces
22épines porteront fleur blanche à leur heure & que cette lutte en apparence
23stérile n’est autre chose qu’un travail d’enfantement. La douleur
24d’abord puis la joie après.
25Tu me parles de Lessore. Je crois me rappeler des aquarelles de paysage très élégantes/4
26d’un ton blond/ d’une facture en apparence facile & légère cependant
27juste & distinguée/ d’un effet (soit dit sans mauvaise intention/ au contraire dans
28une bonne) quelque peu décoratif/ qui seraient de lui_ Donc je connaitrais
29'un peu son travail & tu me parlerais de quelqu’un qui ne m’est pas tout
30effeta étranger. J’aime le portrait de Victor Hugo_ C’est très consciencieusement
31fait avec l’intention évidente de rendre témoignage à la vérité
32sans recherche d’effet. Par cela même/ cela en a pourtant de l’effet.
33J’ai un peu étudié certains ouvrages d’Hugo cet hiver dernier_ Soit le dernier
34jour d’un condamné5 & un très beau livre sur Shakespeare.6 J’ai entrepris
35l’étude de cet écrivain deja depuis longtemps. Cela est aussi beau que
36Rembrandt_ Shakespeare est à Charles Dickens ou à V. Hugo ce que Ruysdael est à
37Daubigny, & Rembrandt à Millet.
38Ce que tu dis dans ta lettre au sujet de Barbizon7 est très vrai & je te dirai chose
39& autre qui te demontrera que c’est aussi là ma manière à voir à moi.
40Je n’ai pas vu Barbizon/ mais quand bien même je n’aie pas vu cela/
41l’hiver dernier j’ai vu Courrières. J’avais entrepris un voyage à pied
42principalement dans le Pas de Calais, non pas la Manche mais le département.
43ou province.8 Je l’avais entrepris ce voyage-là/ espérant y trouver peut-être du
44'travail (quelconque/ si possible/ j’aurais tout accepté) mais après tout un peu involontairement/ je ne saurais au juste définir
45pourquoi_ Mais je m’etais dit/ Il faut que tu voies Courrières. Je n’avais
46que 10 francs dans ma poche & ayant commencé par prendre le train
47j’etais bientôt à bout de cette ressource & ayant resté en route une semaine
48j’ai pietiné assez péniblement. Toutefois j’ai vu Courrières & le
49dehors de l’atelier de M. Jules Breton.9 Le dehors de cet atelier m’a
50un peu désappointé vu que c’est un atelier tout neuf & nouvellement
51construit en briques/ d’une régularité méthodiste/10 d’un aspect inhospitalier
52& glacant & agaçant tout autant que Jovinda11 de C.M. que/ soit dit
53entre nous/ je n’aime pas trop non plus pour cette même raison. Si j’aurais
54pu voir le dedans je n’aurais plus pensé au dehors/ je suis porté à le croire & même
55j’en suis sûr mais, que veux tu, le dedans je n’ai pas pu l’apercevoir.
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56Car je n’osais pas me présenter pour entrer_ J’ai cherché à Courrières ailleurs
57quelque trace de Jules Breton ou de quelqu’autre artiste/ tout ce que j’ai
58découvert c’est son portrait chez un photographe12 & puis/ dans la vieille église/
59dans un coin obscur/ une copie de la Mise au tombeau du Titien qui dans l’obscurité m’a semblé être très belle
60'& d’un ton magistral. Etait ce de lui?– Je ne
61sais/ n’ayant pu discerner aucune signature.13
62Mais d’artiste vivant nulle trace/ seulement il y avait un café dit café
63des beaux Arts/14 également en briques neuves inhospitalières & glaçantes & mortifiantes/
64lequel café était decoré d’espèce de fresques ou peintures murales
65représentant des épisodes de la vie de l’illustre chevalier Don Quichotte_15
66Ces fresques, soit dit en confiance/ me paraissaient alors d’assez
67malencontreux consolateurs et plus ou moins médiocres. Je ne sais de qui ils sont.
68Mais j’ai toujours vu alors la campagne de Courrières, les meules,
69la glèbe brune ou terre de marne à peu près couleur de café/
69aavec des taches blanchâtres là où aparaît la
69bmarne/
69ce
70qui pour nous autres qui sommes habitués à des terrains noirâtres
71est chose plus ou moins extraordinaire. Puis le ciel Francais me
72parut bien autrement fin & limpide que le ciel du Borinage/ enfumé
73& brumeux. En outre il y avait les fermes & hangars ayant encore conservé/
74que Dieu en soit loué & remercié, leurs toitures de chaume moussu/
75j’apercevais aussi les nuées de corbeaux/ fameux par les tableaux
76de Daubigny & de Millet.16 Pour ne pas mentionner tout d’abord/ comme
77'il conviendrait/ les figures caractéristiques & pittoresques des travailleurs:
78divers bêcheurs/ bûcherons/ varlet conduisant son attelage &
79quelque silhouette de femme au blanc bonnet. Même là à Courrières
80il y avait encore un charbonnage ou fosse/17 je voyais le trait du jour remonter
81à la brune mais il n’y avait pas d’ouvrières en habit d’hommes
82comme au Borinage/ seulement les charbonniers à la mine
83fatiguée & misérable/ noircis par la poussiere de charbon/ accoutrés
84de loques de fosse & l’un d’eux d’une vieille capote de soldat_
85Quoique cette étape était pour moi presqu’assommante &
86que j’en sois retourné epuisé de fatigue/ les pieds meurtris & dans
87un état plus ou moins mélancolique/ je ne la regrette pas car j’ai
88vu des choses intéressantes et on apprend à voir d’un autre oeil
89encore/ tout juste dans les rudes épreuves de la misère même_
90J’ai gagné quelques croûtes de pain en route/18 çà
91et là/ en échange de quelques dessins dont j’en avais dans ma valise. Mais à bout
92de mes dix francs/ les 3 dernières nuits j’ai dû bivaquer en plein champ/
93une fois dans une voiture abandonnée toute blanche de givre au
94matin, gite assez mauvais, une fois dans un tas de fagots et une fois/
95& c’était un peu mieux/ dans une meule entamée où je suis parvenu
96à pratiquer une niche quelque peu plus comfortable/ seulement
97une pluie fine n’augmentait pas précisément le bien-être.–
98Eh bien, et pourtant ça a été dans cette forte misère que j’ai senti mon
99energie revenir & que je me suis dit/ Quoi qu’il en soit j’en remonterai
100encore/ je reprendrai mon crayon que j’ai là laissé dans mon
101grand découragement & je me remettrai au dessin et dès lors
102à ce qui me semble tout a changé pour moi & maintenant je suis
103en route. & mon crayon est devenu quelque peu docile & parait
104le devenir davantage de jour en jour. C’était la trop longue & la trop
105grande misère qui m’avait à ce point decouragé que je ne pouvais plus
106rien faire.
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107Une autre chose que j’ai vu lors de cette excursion c’est les villages
108des tisserands.
109Les charbonniers & les tisserands sont encore une race à part quelque peu
110des autres travailleurs & artisans et je sens pour eux une grande sympathie
111& me compterais heureux si un jour je pourrais les dessiner/ en sorte
112que ces types encore inédits ou presque inédits fussent mises au jour.
113L’homme du fond de l’abime/ “de profundis”/19 c’est le charbonnier/
114l’autre à l’air rêveur, presque songeur, presque somnambule/
115c’est le tisserand. Voilà à peu près 2 ans déjà que je vis avec eux
116& j’ai appris à connaître quelque peu leur caractère original/ du moins
117celui des charbonniers principalement. Et de plus en plus je trouve
118quelque chose de touchant/ & de navrant même/ dans ces pauvres & obscurs ouvriers/ les derniers de tous pour ainsi
119dire & les plus méprisés/ qu’on se représente ordinairement par
120l’effet d’une imagination vive peutetre mais très fausse & injuste/
121comme une race de malfaiteurs & de brigands. Des malfaiteurs/
122des ivrognes/ des brigands/ il y en a ici comme ailleurs mais tel
123n’est pas du tout le véritable type.
124Dans ta lettre tu m’as parlé vaguement de venir à Paris ou dans les
125environs_ Soit tôt soit tard/ lorsqu’il serait possible & queb je le voudrais.
126Certes ce serait mon grand & ardent désir de venir soit à Paris soit à
127Barbizon ou ailleurs. mais comment le pourrais je car je ne gagne
128pas un sou et quoique je travaille dur il faudra encore du temps
129pour arriver au niveau de pouvoir penser à chose pareille que serait
130celle de venir à Paris. Car en vérité pour pouvoir travailler comme
131il faut/ il faudrait au moins ± cent francs par mois/ on peut vivre de
132moins mais alors on est dans le gêne même beaucoup trop.
133Pauvreté empêche les bons esprits de parvenir/ c’est le vieux proverbe
134de Palizzy20 où il y a du vrai. & qui est tout à fait vrai si on en comprend
135la veritable intention & portée.
136Pour le moment je ne vois pas comment la chose serait praticable,
137et il vaut mieux que je reste ici en travaillant comme je puis & pourrai
138& après tout il fait meilleur marché ici pour vivre.
139Toutefois est-il que je ne saurais plus continuer beaucoup plus
140longtemps dans la petite chambre où je suis maintenant. Elle est deja
141très-petite/ puis il y a deux lits/ celui des enfants & le mien_ Et
142maintenant que je fais les Bargues/ flles assez grandes/ dejà je
143ne saurais te dire combien je suis peiné_ Je ne veux pas gêner
144les gens dans leur ménage/ aussi est-il qu’ils m’ont dit que
145pour ce qui était de l’autre chambre de la maison/ il n’y avait
146pas moyen pour moi de l’avoir même en payant davantage/
147car il la faut à la femme pour faire sa lessive/ ce qui dans une
148maison de charbonnier doit arriver presque tous les jours_
149Je voudrais donc prendre tout court une petite maison d’ouvrier/ cela
150coute 9 francs par mois en moyenne_
151Je ne saurais te dire combien (malgré que chaque jour il se
152'présentent & se presenteront encore de nouvelles difficultés), je ne
153saurais te dire combien je me sens heureux d’avoir repris
154le dessin_ Déjà depuis longtemps cela me préoccupait mais je
155considérais toujours la chose comme impossible & au-dessus
156de ma portée_ Mais maintenant tout en sentant & ma faiblesse
157& ma dépendance pénible de bien des choses/ j’ai retrouvé mon
158calme d’esprit & l’énergie me revient de jour en jour.
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159Voila pour ce qui est de venir à Paris_ Si on trouvait occasion d’entrer en
160relation avec quelque brave & vaillant artiste/ cela serait extrêmement
161avantageux pour moi mais/ pour y aller de but en blanc/ ce ne serait
162qu’une répétition en grand format de mon étape à Courrières/ où j’avais
163espéré peut être rencontrer quelqu’être vivant de l’espèce Artiste mais
164où je n’en ai pas trouvé. Il s’agit pour moi d’apprendre à bien dessiner/
165à etre maître soit de mon crayon/ soit de mon fusain/ soit de mon pinceau/
166une fois cela obtenu je ferai de bonnes choses presque n’importe où
167et le Borinage est tout aussi pittoresque que le vieux Venise/ que
168l’Arabie/ que la Bretagne/ la Normandie/ Picardie ou Brie_21
169Si je fais mal la faute en est à moi. Mais très certainement
170à Barbizon on peut mieux qu’ailleurs trouver/ peutêtre si on aurait
171cette rencontre heureuse/ l’occasion de tomber avec quelqu’artiste
172plus avancé qui pour moi serait vraiment comme un ange de Dieu/
173soit dit sérieusement et sans aucune exagération_
174Si donc tôt ou tard tu verrais moyen & occasion/ penses à moi/ en
175attendant je reste tranquillement ici dans quelque petite maison
176d’ouvrier où je travaillerai comme je pourrai.
177Tu me parles encore de Méryon/ ce que tu dis de lui est bien vrai/ je connais
178bien un peu ses eaufortes. Veux tu voir quelque chose de curieux – mets une
179de ces griffonnages si justes & si puissantes à côté de quelque planche de Violet
180le Duc22 ou de qui que ce soit qui fait de l’architecture. Alors tu verras Meryon
181en pleine lumière à cause de l’autre eauforte qui servira/ ne vous déplaise/
182de repoussoir ou contraste_ Bon, qu’apercois tu alors. Ceci. Meryon/ quand bien même
183'il dessine des briques, du granit, les barres de fer ou garde-fou
184d’un pont, met quelque chose de l’âme humaine ébranlée par je ne
185sais quel navrement intime dans son eauforte. J’ai vu des dessins d’architecture
186gothique de V. Hugo_23 He bien sans avoir la puissante & magistrale facture de Méryon/24 il
187y avait quelque chose du même sentiment. Quel est ce sentiment. Cela a
188quelque parenté avec celui qu’Albert Durer exprima dans sa Mélancolie/25 que
189de nos jours James Tissot & M. Maris (quelque différents que ces deux soient entre eux) ont
190aussi_ avec raison quelque critique profond a dit de James Tissot “C’est une
191âme en peine”_26 Mais quoi qu’il en soit/ il y a quelque chose de l’âme
192humaine là-dedans/ c’est pour cette raison que ça est grand/ immense/ infini/
193'et mettez à côté Violet le duc/ cela est pierre/ et l’autre (soit Meryon) cela est Esprit.
193aMeryon aurait eu une telle puissance d’aimer que maintenant comme Sydney Cartone de Dickens/ il aime les pierres mêmes de certains endroits_27
194Mais davantage & mieux/ dans un ton plus noble/ plus
195digne/ & s’il m’est permis de le dire plus Evangelique/ on la
196trouve aussi/ la perle précieuse/28 l’âme humaine mise en évidence/ dans
197Millet/ dans Jules Breton/ dans Jozef Israels_
198Mais/ pour revenir à Méryon/ il a encore à ce
199qui me semble quelque lointaine parenté avec Jongkind & peutêtre
200Seymour Haden car à certaines heures ces deux artistes ont été très forts_
201Attends, peut-etre tu verras encore que moi aussi je suis un travailleur
202quoique je ne sache pas d’avance ce qui me sera possible/ toutefois
203j’espère bien encore faire quelque griffonage où il pourrait
204y avoir quelque chose d’humain. Mais il faut d’abord dessiner les
205Bargue et faire d’autres choses plus ou moins épineuses_ Le
206chemin est étroit & la porte est étroite & il y en a peu qui la trouvent.29
207En te remerciant de ta bonté/ principalement du Buisson/
208je te serre la main_

208*Vincent.

209J’ai maintenant pris toute ta collection mais tu la reprendras plus tard et en outre/
210pour ta collection de gravures sur bois que j’espère que tu continues/ j’ai de très
211bonnes choses dans les 2 volumes du Musée Universel que je te destine_


29 tu < tu ne
44 (quelconque [] accepté) < Added later; parentheses added by us.
60 lui?– < lui –
77 travailleurs: < travailleurs
152 difficultés), < difficultés,
183 garde-fou < garde fou
193 (soit Meryon) < Added later; parentheses added by us.
193 a mêmes < même
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