Si je ne me trompe pas tu dois encore avoir “les travaux des champs” de Millet.1 Voudrais tu avoir la bonté de me les prêter pour un peu de temps et de me les envoyer par la poste.
Tu dois savoir que je suis en traîn de griffonner de grands dessins d’après Millet et que j’ai fait les heures de la journée2 ainsi que le Semeur.3
Hé bien, peutêtre si tu les voyais n’en serais tu pas trop mécontent. Maintenant si tu voudrais m’envoyer les travaux des champs, peut-être pourrais tu y ajouter encore d’autres feuilles par ou d’après Millet, J. Breton, Feyen Perrin, &c., n’en achète pas exprès mais prête moi ce que tu peux avoir.
Envoie moi ce que tu pourras et ne crains rien pour moi. Si seulement je puis continuer à tra[va]iller, je remonterai encore de manière ou autre. Mais en fai[s]ant ceci tu m’aiderais beaucoup. Si tôt ou tard tu feras un voyage [e]n Hollande j’espère que tu ne passeras pas sans venir voir les griffonna[g]es.
Je t’écris étant en train de dessiner et je suis pressé de m’y remettre, donc bonsoir et envoye les feuilles le plus [tô]t possible et crois moi
t. à t.
Vincent
chez Charles Decrucq
Rue du pavillon 3
Cuesmes.
Les Millet que j’ai fait sont les heures du jour, le format à peu près celui d’une feuille du Cours de dessin Bargue.4
Tu comprendras assez toi-même ce qu’il me faut pour que cela soit nécessaire que je te le dise,a mais pourtant je le dirai pour que tu connaisses ma pensée.
Ce sont des études de figure surtout, tel que les bêcheurs de Millet5 ou la lithographie d’après lui, le Vanneur.6 puis des figures de Brion ou de Frère ou de Feyen Perrin ou de Jules Breton.
Je crois que tu pourrais peutêtre trouver tout juste ce qu’il me faut à l’Alliance des Arts, où l’on a les lithographies des Artistes Contemporains &c. qui s’y vendent extrêmement bon marché.7 Une feuille que j’aimerais immensement à avoir c’est la grande eau forte de Daubigny d’après Ruysdael, le buisson, qui se vend à la calcographie du Louvre.–8
J’ai griffonné un dessin qui représente des charbonniers, scloneurs & scloneuses allant à fosse le matin dans la neige sur un sentier le long d’une haye d’épines, des ombres qui passent vaguement discernables dans le crépuscule.9 Au fond s’estompent contre le ciel les g[ra]ndes constructions du charbonnage & le terris. Je t’en envoie le croquis pour que tu puisses te le représenter. Mais je sens le besoin d’étudier le dessin de la figure sur des maîtres tels que Millet, Breton &10 Brion ou Boughton ou autre. Qu’est ce que tu dis du croquis, l’idée te parait elle bonne?
Il y a dans les photographies d’après J. Breton de Bingham, si j’ai bonne memoire, une qui représente des glaneuses. Silhouettes sombres sur un ciel où le soleil se couche rouge.11 Voilà, c’est des affaires pareilles qu’il me faudrait avoir sous les yeux. C’est puisque je pense que tu aimerais mieux me voir faire quelque chose de bon que de faire Neant, que je t’ecris sur ce sujet et peutêtre ce serait une raison pour que l’entente cordiale & la sympathie se retablisse entre nous deux et que nous soyons utiles peutetre l’un à l’autre.
J’aimerais beaucoup à executer le dessin en question mieux que je ne l’ai fait. Dans celui que j’ai fait, tel qu’il est les figures peuvent avoir 10 centim. de hauteur. Le pendant represente le retour des charbonniers mais il est moins reussi tel qu’il est. C’est tres difficile car il s’agit d’un effet de silhouettes brunes frisés de lumière contre un ciel de couchant tigré.
Envoye les travaux des champs par retour de la poste si tu peux & si tu veux.
J’ai ecrit un mot à M. Tersteeg pour lui demander si peutêtre il y aurait moyen pour que j’eusse pour un temps les exercicesau fusain de Bargue,12 c.à.d. les etudes du modèle nu que tu connais. Je ne sais s’il le fera ou non, c.à.d. de me les envoyer, mais en cas qu’il ne le ferait pas, ne pourrais tu pas l’influencer plus ou moins à mon avantage. Car ces Exercices au fusain me seraient éminemment utiles. Mais peut-être qu’il me fera la grâce de m’en envoyer au moins quelques feuilles, sinon le cours entier.–