2C’est un peu à contrecoeur que je t’écris/ ne l’ayant pas fait depuis si longtemps1 3et cela pour mainte raison. Jusqu’à un certain point tu es devenu pour moi 4un étranger et moi aussi je le suis pour toi/ peutêtre plus que tu ne penses/ 5'peutêtre vaudrait il mieux pour nous ne pas continuer ainsi_
6Il est possible que je ne t’aurais pas même écrit maintenant si ce 7n’était que je suis dans l’obligations, dans la nécessité de t’écrire_ 8Si, dis je, toi-même, tu ne m’eusses pas mis dans cette nécessité-là. 9J’ai appris à Etten2 que tu avais envoyé cinquante francs pour moi/ 10hé bien, je les ai acceptées.3 Certainement à contre coeur, certainement 11avec un sentiment assez mélancolique mais je suis dans un 12espèce de cul-de-sac ou de gâchis, comment faire autrement.
13Et c’est donc pour t’en remercier que je t’écris_
14Je suis comme tu le sais peut-être de retour dans le Borinage, mon 15pere me parlait de rester plutôt dans le voisinage d’Etten, j’ai dit 16non et je crois avoir agi ainsi pour le mieux. Involontairement 17je suis devenu plus ou moins dans la famille un espèce de personnage 18impossible et suspect/ quoi qu’il en soit quelqu’un qui n’a pas la confiance/ en quoi 19donc pourrais-je en aucune manière être utile à qui que ce soit_
20C’est pourquoi qu’avant tout, je suis porté à le croire, c’est avantageux 21et le meilleur parti à prendre et le plus raisonnable que je m’en aille 22et me tienne à distance convenable/ que je sois comme n’étant pas. 23Ce qu’est la mue pour les oiseaux,4 le temps où ils changent de plumage, 24cela c’est l’adversité ou le malheur/ les temps difficiles5 pour nous autres 25êtres humains_ On peut y rester dans ce temp de mue/ on peut aussi 26en sortir comme renouvelé/ mais toutefois cela ne se fait pas en public/ 27c’est guère amusant/ c’est pas gai donc il s’agit de s’éclipser. Bon, soit. 28Maintenant/ quoique cela soit chose d’une difficulté plus ou moins 29déséspérante de regagner la confiance d’une famille toute entière/ peutêtre 30pas entièrement dépourvue de préjugés et autres qualités pareillement 31honorables et fashionables/ toutefois je ne désespère pas tout à fait que 32peu à peu/ lentement & surement/ l’entente cordiale 33soit retablie avec un tel et un tel autre.
34'Aussi est-il qu’en premier lieu je voudrais bien voir que cette entente 35cordiale/ pour ne pas dire davantage/ soit retablie entre mon père et moi 36et puis j’y tiendrais également beaucoup qu’elle se retablisse entre nous deux_ 37Entente cordiale vaut infiniment mieux que malentendu.
38Je dois maintenant t’ennuyer avec certaines choses abstraites/ 39pourtant je voudrais bien que tu les entendes avec patience_
40Moi je suis un homme à passions/ capable de et sujet à faire des choses 41plus ou moins insensées dont il m’arrive de me repentir plus ou moins_ 42Il m’arrive bien de parler ou d’agir un peu trop vite lorsqu’il 43vaudrait mieux attendre avec plus de patience. Je pense que d’autres 44personnes peuvent aussi quelquefois faire pareilles imprudences. 45Maintenant cela étant/ que faut il faire/ doit on se considérer 46comme un homme dangereux et incapable de quoi que ce soit_ 47Je ne le pense pas. Mais il s’agit de tâcher par tout moyen de tirer de 48ces passions même un bon parti. Par exemple pour nommer une passion 49entre autres/ j’ai une passion plus ou moins irrésistible pour les livres et 50j’ai le besoin de m’instruire continuellement/ d’étudier si vous voulez/ 51tout juste comme j’ai besoin de manger mon pain. Toi tu pourras 52comprendre cela. Lorsque j’etais dans un autre entourage/ dans un entourage 53de tableaux et de choses d’art/ tu sais bien que j’ai alors pris pour cet entourage-- 54là une violente passion qui allait jusqu’à l’enthousiasme_6 Et je ne m’en 55repens pas/ et maintenant encore loin du pays/ j’ai souvent le mal du pays pour 56le pays des tableaux.
57Tu te rappelles peut-être bien que j’ai bien su (et il se peut bien que 58je le sache encore) ce que c’etait que Rembrandt ou ce que c’était que Millet 59ou Jules Dupré ou Delacroix ou Millais ou M_ Maris_
60Bon – maintenant je n’ai plus cet entourage-là – pourtant ce quelque 61chose qui s’appelle âme/ on prétend que cela ne meurt jamais et que 62cela vit toujours et cherche toujours et toujours et toujours encore.
63Au lieu donc de succomber au mal du pays je me suis dit/ le pays 64ou la patrie est partout.7 Au lieu donc de me laisser aller 65au désespoir j’ai pris le parti de mélancholie active 66pour autant que j’avais la puissance d’activité/ ou en d’autres termes 67j’ai préféré la mélancholie qui espère et qui aspire et qui cherche 68à celle qui morne et stagnante désespère. J’ai donc étudié plus 69ou moins sérieusement les livres à ma portée tels que la Bible 70et la révolution Française de Michelet8 et puis l’hiver dernier Shakespeare 71et un peu V. Hugo et Dickens et Beecher Stowe et puis dernièrement 72Eschyle9 et puis plusieurs autres moins classiques, plusieurs grands 73petits maîtres. Tu sais bien que tel qu’on range parmi les petits? 74maîtres s’appelle Fabricius ou Bida.
75Maintenant celui qui est absorbé en tout cela quelque fois est 76choquant/ shocking/ pour les autres et sans le vouloir pèche plus 77ou moins contre certaines formes et usages et convenances sociales. 78Pourtant c’est dommage quand on prend cela de mauvaise part_ 79Par exemple tu sais bien que souvent j’ai negligé 80ma toilette/ cela je l’admets et j’admets que cela est shocking. Mais voici/ 81le gêne et la misère y sont pour quelque chose et puis un découragement 82profond y est aussi pour quelque chose et puis c’est quelquefois un 83bon moyen pour s’assurer la solitude nécessaire pour pouvoir 84approfondir plus ou moins telle ou telle étude qui vous préoccupe. 86Une étude très nécessaire cela est la médecine/ à peine est ce un homme qui 87ne cherche pas à en savoir tant soit peu/ qui ne cherche pas à comprendre 88au moins de quoi il s’agit et voila je n’en sais encore rien du tout. Mais tout cela absorbe, mais tout cela 89préoccupe, mais tout cela vous donne à rêver/ à songer/ à penser.
90Voilà maintenant que déjà depuis 5 ans peut-être/ je ne le sais pas 91au juste/ je suis plus ou moins sans place/ errant çà et là_ 92Vous dites maintenant/ depuis telle et telle époque tu as baissé/ 93tu t’es éteint/ tu n’as rien fait. Cela est-il tout à fait vrai?
94Il est vrai que j’ai tantôt gagné ma croûte de pain/ tantôt tel ami 95me l’a donné par grâce/ j’ai vécu comme j’ai pu/ 96tant bien que mal comme cela allait/ il est vrai que j’ai perdu la confiance 97de plusieurs, il est vrai que mes affaires pécuniaires sont dans un triste état, il est 98vrai que l’avenir est pas mal sombre, il est vrai que j’aurais pu mieux 99faire/ il est vrai que tout juste pour gagner mon pain j’ai perdu du 100temps/ il est vrai que mes études sont elles mêmes dans un état assez triste et désesperant 101et qu’il me manque plus/ infiniment plus que je n’ai_– Mais cela s’appelle-t-il 102baisser et cela s’appelle-t-il ne rien faire.
103Tu diras peut-être/ mais pourquoi n’as tu pas continué comme on aurait 104voulu que tu eusses continué/ par le chemin de l’université_
105Je ne répondrai rien là-dessus que ceci/ cela coûte trop cher et puis cet avenir-- 106là était pas mieux que celui d’à présent sur le chemin où je suis.
1v:3 107Mais dans le chemin où je suis je dois continuer/ si je ne fais rien/ 108si je n’étudie pas/ si je ne cherche plus/ alors je suis perdu, alors malheur à moi_ 109Voilà comme j’envisage la chose, continuer continuer/ voilà ce 110qui est nécessaire.
111Mais quel est ton but définitif/ diras-tu_ ce but devient plus défini/ 112se dessinera lentement et surement comme le croquis devient 113esquisse et l’esquisse tableau/ à fur et à mesure qu’on travaille 114plus sérieusement/ qu’on creuse davantage l’idée d’abord vague/ 115la premiere pensée fugitive et passagère/ à moins qu’elle devienne fixe.
116Tu dois savoir qu’avec les évangelistes cela est comme 117avec les artistes. Il y a une vieille école académique souvent exécrable/ 118tyrannique/ l’abomination de la désolation10 enfin – des hommes 119ayant comme une armure/ une cuirasse d’acier de préjugés et de conventions_ 120Ceux-là/ quand ils sont à la tête des affaires/ disposent des places 121et par système de circumlocution11 cherchent à 122maintenir leur protégés et à en exclure l’homme naturel_
123Leur Dieu c’est comme le Dieu de l’ivrogne Falstaff de Shakespeare 124'“le dedans d’une église”/ “the inside of a church”;12d en vérité certains 125messieurs évangeliques??? se trouvent par étrange rencontre (peut être seraient 126'ils eux mêmes/ s’ils étaient capable d’émotion humaine/ un peu surpris) 127se trouvent plantés au même point de vue que l’ivrogne type en 128fait de choses spirituelles. Mais il est peu à craindre que jamais leur aveuglement se change en 128a
clairvoyance là-dessus.13
129Cet état de choses a son mauvais côté pour celui qui n’est pas d’accord 130avec tout cela et qui de toute son âme et de tout son coeur et avec 131toute l’indignation dont il est capable proteste là contre.
132Pour moi je respecte les académiciens qui ne sont pas comme ces academiciens-- 133là/ mais les respectables sont plus clairsemés qu’on ne croirait 134à première vue. Maintenant une des causes pourquoi maintenant je 135suis hors de place/ pourquoi pendant des années j’ai été hors de place/ 136cela est tout bonnement parceque j’ai d’autres idées que les messieurs qui 137'donnent les places aux sujets qui pensent comme eux.
138C’est pas une simple question de toilette comme on me l’a hypocritement reproché/ 139c’est question plus serieuse que cela/ je t’en assure.
140Pourquoi je te dis tout cela – non pas pour me plaindre/ non pas 141pour m’excuser sur ce en quoi je puis avoir plus ou moins tort/ mais 142tout simplement pour te dire ceci: Lors de ta dernière visite l’été passé14 143lorsque nous nous sommes promenés à deux près de la fosse abandonnée 144qu’on appelle La Sorcière/15 tu m’as rappelé qu’il y avait un temps où 145nous étions aussi à nous promener à deux près du vieux canal 146et moulin de Ryswyk/16 et alors, disais tu, nous étions d’accord sur bien 147des choses, mais, as-tu ajouté – depuis lors tu as bien changé/ tu n’es 148plus le même. Hé bien, cela n’est pas tout à fait ainsi, ce qui a changé 149c’est qu’alors ma vie etait moins difficile et mon avenir moins 150sombre en apparence, mais quant-à l’intérieur/ quant à ma manière 151de voir et de penser, cela n’a pas changé_ Seulement si en effet 152il y aurait changement/ c’est que maintenant je pense et je crois 153et j’aime plus sérieusement ce qu’alors aussi déjà je pensais/ 154je croyais et j’aimais.
155Ce serait donc un malentendu si tu persisterais à croire que 156par exemple maintenant je serais moins chaleureux pour 157Rembrandt ou Millet ou Delacroix ou qui ou quoi que ce soit 158car c’est le contraire_ Seulement voyez vous/ il y a plusieurs 159choses qu’il s’agit de croire et d’aimer/ il y a du Rembrandt dans
1r:4 160'Shakespeare17 et du Corrège ou du Sarto en Michelet et du Delacroix dans V. Hugo/ 160aet dans Beecher Stowe il y a de l’Ary Scheffer_ 160bEt dans Bunyan il y a du M_ Maris ou du Millet/ une realité pour ainsi dire plus reelle que la réalité mais 160cil faut savoir le lire/ alors il y a là-dedans l’inouï et il sait dire des choses inexprimables/ 161et puis il y a du Rembrandt dans l’Evangile ou de l’Evangile 162dans Rembrandt/ comme on veut/ cela revient plus ou moins au même/ 163pourvu qu’on entende la chose en bon entendeur, sans 164vouloir la détourner en mauvais sens et si on tient compte des equivauts des comparaisons 164aqui n’ont pas la pretention de diminuer les 164bmerites des personalités 164coriginales_
165Si maintenant tu peux le pardonner à un homme d’approfondir 166les tableaux/ admets aussi que l’amour des livres est aussi sacré que celui 167de Rembrandt, et même je pense que les deux se complètent.
168J’aime fort le portrait d’homme par Fabricius qu’un certain jour/ nous 169promenant aussi à deux/ nous avons longtemps regardé au musée 170d’Harlem.18 Bon mais j’aime tout autant “Richard Cartone” 171de Dickens dans son Paris & Londres en 179319 et je pourrais te montrer 172d’autres figures etrangement saisissante dans d’autres livres encore 173avec ressemblance plus ou moins frappante. Et je pense 174que Kent/ un homme dans King Lear de Shakespeare/ est tout 175'aussi noble et distingué personnage que telle figure de Th. de Keyser/ quoique Kent et King Lear20 175asont sensés avoir vecu longtemps auparavant_ 176Pour ne pas en dire davantage, Mon Dieu, comme cela est-il beau_ 177Shakespeare, qui est mysterieux comme lui, sa parole et sa 178manière de faire équivaut bien tel pinceau frémissant de fièvre 179et d’émotion. Mais il faut apprendre à lire comme on doit apprendre à voir et apprendre à vivre_21
180Donc tu ne dois pas penser que je renie ceci ou cela, je suis un espece de fidèle 181dans mon infidélité et quoiqu’étant changé je suis le même et mon 182tourment n’est autre que ceci/ à quoi pourrais-je être bon, ne pourrais 183je pas servir et être utile en quelque sorte, comment pourrais j’en 184'savoir plus long et approfondir tel et tel sujet. Vois-tu/ cela me 185tourmente continuellement et puis on se sent prisonnier 186dans le gêne/ exclus de participer à telle ou telle oeuvre/ 187et telles et telles choses nécessaires sont hors de la portée. A cause 188de cela on n’est pas sans mélancolie, puis on sent des vides 189là où pourraient être amitié et hautes et sérieuses affections 190et on sent le terrible découragement ronger à l’énérgie morale 191même et la fatalité semble pouvoir mettre barrière 192'aux instincts d’affection/ ou une marée de dégoût qui vous monte. Et puis on dit/ Jusqu’à quand mon Dieu!22 193Bon, que veux-tu/ ce qui se passe en dedans cela paraît-il en dehors_ 194'Tel a un grand foyer dans son âme et personne n’y vient 195jamais se chauffer et les passants n’en aperçoivent qu’un petit 196peu de fumée en haut par la cheminée et puis s’en vont leur chemin. 197Maintenant voilà, que faire, entretenir ce foyer en dedans, 198avoir du sel en soi-même,23 attendre patiemment – pourtant avec combien 199d’impatience, attendre l’heure dis je/ où quiconque voudra 200viendra s’y assoir/ demeurera là/ qu’en sais je. Que quiconque 201croit en Dieu attende l’heure qui viendra tôt ou târd_
202Maintenant pour le moment toutes mes affaires vont mal à ce qui 203parait et cela a été déjà ainsi pour un temps pas tout à fait inconsidérable/ 204et cela peut encore rester comme cela pour un avenir de plus ou moins 205longue durée/ mais il se peut qu’après que tout a semblé 206aller de travers tout aille mieux ensuite_ Je n’y compte 207pas, peut-etre cela n’arrivera-t-il pas mais en cas 208qu’il y vînt quelque changement pour le mieux je compterais 209cela comme autant de gagné, j’en serais content, je dirais/ 210enfin! voilà pourtant, il y avait donc quelque chose.
211Mais diras tu, pourtant, tu es un être exécrable puisque tu as des 212idées impossibles de religion et des scrupules de conscience puériles_ 213Si j’en ai d’impossibles ou de puériles, puissé j’en être delivré/ je ne 214demande pas mieux. Mais voici à peu près où j’en suis sur ce sujet_ 215Vous trouverez dans le philosophe sous les toits de Souvestre comment un homme 216du peuple/ un simple ouvrier/ tres misérable si on veut/ se représentait la patrie/24 217“Tu n’as peut-être jamais pensé à ce que c’est que la patrie, reprit-il, en me 218posant une main sur l’épaule; c’est tout ce qui t’entoure, tout ce qui t’a 219élevé et nourri, tout ce que tu as aimé_ Cette campagne que tu vois, ces 220maisons/ ces arbres/ ces jeunes filles qui passent là en riant, c’est la patrie! 221les lois qui te protègent, le pain qui paye ton travail, les paroles que tu 222échanges/ la joie et la tristesse qui te viennent des hommes et des 223choses parmi lesquels tu vis, c’est la patrie! La petite chambre où 224tu as autrefois vu ta mère, les souvenirs qu’elle t’a laissés, la terre 225où elle repose/ c’est la patrie! tu la vois/ tu la respires partout! 226Figure toi, tes droits et tes devoirs/ tes affections et tes besoins/ 227tes souvenirs et ta reconnaissance, réunis tout ça sous un seul nom 228'et ce nom sera la patrie.”
229Maintenant de même est-il que tout ce qui est véritablement 230bon/ et beau de beauté intérieure/ morale/ spirituelle et sublime 231dans les hommes et dans leurs oeuvres/ je pense que cela 232vient de Dieu et que tout ce qu’il y a de mauvais et de méchant 233dans les oeuvres des hommes et dans les hommes/ cela n’est pas 234de Dieu et Dieu ne trouve pas cela bien non plus_ 235Mais involontairement je suis toujours porté à croire que le 236meilleur moyen pour connaître Dieu c’est d’aimer beaucoup_25 237Aimez tel ami/ telle personne/ telle chose/ ce que tu voudras/ 238tu seras dans le bon chemin pour en savoir plus long après/ 239voilà ce que je me dis. Mais il faut aimer d’une haute et 240d’une serieuse sympathie intime/ avec volonté/ avec intelligence 241et il faut toujours tâcher d’en savoir plus long, mieux et davantage_ 242Cela mène à Dieu/ cela mène à la foi inébranlable_
243Quelqu’un/ pour citer un exemple/ aimera Rembrandt, mais sérieusement, 244il saura bien qu’il y a un Dieu celui-là/ il y croira bien_
245Quelqu’un approfondira l’histoire de la Révolution francaise – il ne 246sera pas incrédule, il verra que dans les grandes choses aussi il y a 247une puissance souveraine qui se manifeste.
248Quelqu’un aurait assisté pour un peu de temps seulement au cours gratuit de la grande 249université de la misère et aurait fait attention aux choses qu’il 250voit de ses yeux et qu’il entend de ses oreilles26 et aurait 251réfléchi là-dessus/ il finira aussi par croire et il en apprendrait 252peut être plus long qu’il ne saurait dire_
253Cherchez à comprendre le dernier mot de ce que disent dans leurs chef d’oeuvre les grands 254artistes/ les maîtres sérieux/ il y aura Dieu là-dedans. 255tel l’a écrit ou dit dans un livre et tel dans un tableau_
256Puis lisez la Bible tout bonnement et L’Evangile, c’est que 257cela donne à penser et beaucoup à penser et tout à penser/ 258hé bien pensez ce beaucoup/ pensez ce tout, cela relève 259la pensée au-dessus du niveau ordinaire malgré vous_ 260puisque l’on sait lire/ qu’on lise donc!
261Maintenant/ après/ par moments on pourrait bien être un peu 262abstrait/27 un peu rêveur/ il y en a qui deviennent un peu trop 263abstraits/ un peu trop rêveurs/ cela m’arrive à moi peutêtre 264mais c’est la faute à moi_ puis après tout/ qui sait/ n’y avait-il 265de quoi/ c’était pour telle ou telle raison que j’étais absorbé/ 266préoccupé/ inquiet/ mais on remonte de cela. Le rêveur tombe 267quelquefois dans un puits mais après on dit qu’il en remonte_
268Et l’homme abstrait/ il a sa présence d’esprit aussi par moments/ 269comme par compensation_ C’est quelque fois un personnage qui 270a sa raison d’être pour telle et telle raison qu’on ne voit pas toujours 271au premier moment/ ou qu’on oublie par abstraction le plus souvent involontairement_ 272Tel qui a longtemp roulé comme ballotté sur une mer 273orageuse arrive enfin à destination/ tel qui a semblé bon 274à rien et incapable à remplir aucune place/ aucune fonction/ finit par 275en trouver une/ et actif et capable d’action se montre tout 276autre qu’il n’avait semblé au premier abord.
277Je t’écris un peu au hasard ce qui me vient dans ma plume/ 278j’en serais bien content si en quelque sorte tu pourrais voir 279en moi autre chose qu’un espèce de faitnéant_
280Puisqu’il y a faitneant et faitnéant qui forment contraste_
281Il y a celui qui est fainéant par paresse et lâcheté de caractère/ 282par la bassesse de sa nature. tu peux si tu juges bon me prendre pour un tel_28 283Puis il y a l’autre faitnéant/ le faitnéant bien malgré lui/ 284qui est rongé intérieurement par un grand désir d’action/ 285qui ne fait rien parce qu’il est dans l’impossibilité de 286rien faire puisqu’il est comme en prison dans quelque 287chose/ parcequ’il n’a pas ce qu’il lui faudrait pour 288être productif/ parceque la fatalité des circonstances 289le réduit à ce point. un tel ne sait pas toujours lui-même 290ce qu’il pourrait faire mais il sent par 291instinct/ pourtant je suis bon à quelque chose! 292Je me sens une raison d’être! Je sais que je pourrais 293être un tout autre homme! A quoi donc pourrais-je 294être utile/ à quoi pourrais je servir! il y a quelque 295chose au dedans de moi/ qu’est ce que c’est donc! 296Cela, est un tout autre fainéant, tu peux si tu juges bien 297me prendre pour un tel.
298Un oiseau en cage29 au printemp sait fortement bien 299qu’il y a quelque chose à quoi il serait bon/ il sent fortement 300bien qu’il y a quelque chose à faire mais il ne peut le faire/ 301qu’est ce que c’est/ il ne le se rappelle pas bien/ puis 302il a des idees vagues et se dit “les autres font leurs nids et font 303'leurs petits et élèvent la couvée”/ puis il se cogne le crâne contre 304les barreaux de la cage. Et puis la cage reste là et l’oiseau 305est fou de douleur. “Voila un fainéant” dit un autre oiseau qui 306passe – celui là c’est un espèce de rentier. Pourtant le prisonnier 307vit et ne meurt pas/ rien ne parait en dehors de ce qui se passe 308en dedans/ il se porte bien, il est plus ou moins gai au rayon de soleil. 309Mais vient la saison des migrations. Accès de melancolie – mais/ 310disent les enfants qui le soignent/e dans sa cage il a pourtant tout ce qu’il 311lui faut – mais lui de regarder au dehors le ciel gonflé chargé d’orage 312et de sentir la révolte contre la fatalité en dedans de soi. Je suis en cage, je suis en 313cage et il ne me manque donc rien/ imbéciles! j’ai tout ce qu’il me faut moi!30 Ah de grâce/ 314la liberté/ être un oiseau comme les autres oiseaux!
315'Tel homme faitnéant ressemble à tel oiseau fainéant_
316Et les hommes sont souvent dans l’impossibilité de rien faire/ 317'prisonniers dans je ne sais quelle cage horrible horrible/ tres horrible_ 318Il y a aussi/ je le sais/ la délivrance, la délivrance tardive_ 319Une reputation gâtée à tort ou à raison, le gêne, la fatalité des 320circonstance, le malheur, cela fait des prisonniers_
321On ne saurait toujours dire ce que c’est qui enferme/ 322ce qui mure/ ce qui semble enterrer/ mais on sent pourtant 323'je ne sais quelles barres/ je ne sais quelles grilles – des murs_
324Tout cela est ce imaginaire/ fantaisie_ Je ne le pense 325pas; et puis on se demande/ Mon Dieu est ce pour longtemps/ 326est ce pour toujours/ est ce pour l’éternité_
327Sais-tu/ ce qui fait disparaître la prison c’est toute 328affection profonde/ sérieuse_ Etre amis, être frères, aimer/ 329cela ouvre la prison par puissance souveraine/ par charme 330très-puissant_ Mais celui qui n’a pas cela demeure dans la mort. 331Mais là où la sympathie renait/ renait la vie_
332Puis la prison quelque fois s’appelle Préjugé/ malentendu/ 333ignorance fatale de ceci ou de cela/ méfiance/ fausse honte_
334Mais pour parler d’autre chose/ si moi j’ai baissé/ 335d’un autre côté tu as monté. Et si 336moi j’ai perdu des sympathies/ toi tu en as gagnés_ 337Voilà ce dont je suis content/ je le dis en vérité 338et cela me réjouira toujours. Si tu étais 339peu sérieux et peu profond je pourrais craindre 340cela ne durera pas mais puisque je pense que 341tu es très sérieux et très profond je me sens porté à croire que cela 342durera.
343Seulement s’il te devenait possible de voir en moi autre chose qu’un 344faitnéant de la mauvaise espèce j’en serais bien aise_
345Puis si jamais je pourrais faire quelque chose pour toi, t’être 346utile en quelque chose/ sache que je suis à ta disposition_ 347Si j’ai accepté ce que tu m’as donné/ tu pourrais de même/ 348en cas que de manière ou d’autre je pourrais te rendre 349service/ me le demander/ j’en serais content et je le considérerais 350comme une marque de confiance. Nous sommes assez éloigné 351l’un de l’autre et nous pouvons avoir à certains égards des 352manières de voir différentes mais néamoins à telle heure 353un tel jour l’un pourrait rendre service à l’autre_ 354Pour aujourd’hui je te serre la main en te remerciant 355encore de la bonté que tu as eue pour moi.
356Si maintenant plus tôt ou plus tard tu voudrais m’écrire/ 357mon adresse est chez Ch. Decrucq Rue du Pavillon 8 à Cuesmes/ 357après de Mons/31 358et saches qu’en écrivant tu me feras du bien_