de retour à Paris j’ai lu la continuation de vos articles sur les impressionistes.1 Sans vouloir entrer en discussion sur les details du sujet entamé par vous, il me semble que vous cherchez à dire consciencieusement à nos compatriotes où en seraient les chôses en vous basant sur des faits. Puisque peutêtre vous direz quelques mots aussi de moi dans votre prochain article je repeterais mes scrupules pour que vous ne disiez juste que quelques mots, etant décidement assuré que jamais je ferai des choses importantes.2 Quoique je croie à la possibilité qu’une génération plus tard on aye à faire encore & toujours à une continuation de recherches intéressantes de couleur et de sentiment moderne, paralèle, équivalentes à celles de Delacroix, de Puvis de Chavannes – et que l’impressionisme en sera la source si vous voulez – et que les Hollandais de l’avenir y seront engagés eux aussi dans cette lutte – tout cela rentre dans le possible et vos articles ont certes leur raison d’être.
Mais j’allais m’égarer dans le vague – voici le pourquoi de cette lettre – je voulais vous faire savoir que j’ai dans les derniers temps de mon séjour dans le midi essayé de prendre quelques vergers d’oliviers. Vous n’ignorez pas les tableaux existants d’oliviers. Il me parait probable que dans l’oeuvre de Claude Monet et de Renoir il doit y en avoir. Mais à part cela – et de cela, que je suppose exister, je n’en ai pourtant pas vu – à part cela ce qu’on a fait des oliviers est bien peu de chose.
Eh bien probablement le jour n’est pas loin où l’on peindra de toutes les façons l’olivier ainsi qu’on a peint le saule et le tétard Hollandais, ainsi qu’on a peint depuis Daubigny et César de Cocq le pommier Normand.3 L’effet du jour, du ciel, fait qu’il y a à l’infini des motifs à tirer de l’olivier.– Or moi j’ai cherché quelques effets d’opposition du feuillage changeant avec les tons du ciel. Parfois le tout est de bleu pur enveloppé à l’heure où l’arbre fleurit pâle et que les grosses mouches bleues, les cétoines émeraudes, les cigales enfin, nombreuses, volent alentour.–4 Puis lorsque la verdure plus bronzée prend des tons plus mûrs le ciel resplendit et se raye de vert et d’orangé;5 ou bien encore plus avant dans l’automne, les feuilles prenant les tons violacés vaguement d’une figue mûre, l’effet violet se manifestera en plein par les oppositions du grand soleil blanchissant dans un halo de citron clair et pali.6 Parfois aussi après une averse j’ai vu tout le ciel coloré de rose et d’orangé clair, ce qui donnait une valeur et une coloration exquises aux gris verts argentés. Là-dedans il y avait des femmes roses aussi qui faisaient la cueillette des fruits.– –7
Ces toiles-là avec quelques etudes de fleurs, voilà tout ce que j’ai fait depuis notre dernière correspondance. Ces fleurs sont une avalanche de roses contre un fond vert8 et un tres grand bouquet d’Iris violets contre fond jaune, contre fond rose.9
Je commence à sentir de plus en plus que l’on peut considérer Puvis de chavannes comme ayant l’importance de Delacroix, enfin qu’il equivaut aux gens desquels le genie atteint un jusqu’ici et pas plus loin à tout jamais consolant.
1v:3 Sa toile actuellement au Champ de Mars entre autres parait faire allusion à une équivalence, à une rencontre étrange et providentielle des antiquités fort lointaines et la crue modernité.10 Plus vagues, plus prophetiques encore que les Delacroix si possible, devant ses toiles de ces dernieres années on se sent ému comme assistant à une continuation de toutes chôses, une renaissance fatale mais bienveillante. Mais sur ce chapitre aussi mieux vaut ne pas insister alors que l’on se recueille avec gratitude devant une peinture définitive comme le sermon sur la montagne.11 Ah Lui les ferait les oliviers du midi, Lui le voyant. Moi je vous le dis en ami, devant une telle nature je me sens impuissant, mon cerveau du nord ayant pris le cauchemar dans ces endroits paisibles parceque je sentais qu’il fallait etre meilleur pour le faire. Pourtant je n’ai pas voulu tout à fait rester sans tenter un effort mais il se borne à nommer ces deux chôses – les cyprès – les oliviers.– Que d’autres meilleurs et plus puissants que moi en expriment le langage symbolique. Millet c’est la voix du blé et Jules Breton aussi. Or je vous l’assure, je ne peux plus songer à Puvis de Chavannes sans pressentir qu’un jour peutêtre lui ou un autre va nous expliquer les oliviers.
Moi je peux voir de loin la possibilité d’une nouvelle peinture mais c’était trop pour moi et c’est avec plaisir que je reviens dans le nord.
Voyez vous, la question à mon esprit se presente ainsi. Quels sont les êtres humains qui actuellement habitent les vergers d’oliviers, d’oranges, de citrons. Le paysan de cela est autre chose que l’habitant des grands blés de Millet. Mais Millet nous a rouvert les idees pour voir l’habitant de la nature. Mais on ne nous a pas encore
1r:4 peint l’être actuel meridional. Mais alors que Chavannes ou un autre nous montrera cet etre humain-là, il nous reviendra ces vielles paroles avec un sens nouveau, bienheureux les pauvres en esprit, bienheureux ceux qui ont le coeur pur,12 paroles d’une telle portee que nous autres élevés dans les vieilles villes du Nord, confus et défaits, devons nous arreter à grande distance du seuil de ces demeures-là. Alors quelque convaincus que nous puissions être de la vision de Rembrandt, pourtant se demande t-on: et Raphael voulait il cela et Michel Ange et le Vinci. Je ne sais mais je crois que Giotto moins païen en sentait davantage, ce grand souffreteux13 qui reste familier comme un contemporain.