1r:1
Paris le 30 Juin 1890.

Mon très cher frère,1
Nous avons été dans la plus grande inquiétude, notre chéri a été très souffrant, mais heureusement le médecin, qui était inquièt lui-même, disait à Jo hier, vous ne perdrez pas l’enfant de celà. Dans ce Paris le meilleur lait que l’on puisse avoir est une véritable poison. Maintenant nous lui donnons du lait d’anesse2 & cela lui a fait du bien, mais jamais tu as entendu quelque chose de si douloreux que cette plainte presque continuelle durant plusieurs jours & plusieurs nuits
& que l’on ne sait pas quoi faire & que  1v:2 tout ce que l’on fait a l’air d’agraver son mal. Ce n’est pas que le lait n’est pas frais, mais c’est dans la nouriture & le traitement des vaches. C’est abominable.
Tu penses que nous sommes heureux que cela va mieux. Jo a été admirable comme tu le penses bien. Une vraie mère, mais elle s’est beaucoup fatiguée, de trop même, puisse-t-elle retrouver ses forces & ne pas avoir de nouvelles épreuves à subir. En ce moment heureusement elle dort, mais dans son sommeil elle se plaint & je n’y peux rien. Si seulement l’enfant qui dort aussi lui, la laisse dormir pendant quelques heures, tous les deux se réveilleront avec un sourire, je l’espère. En général la vie est dure pour elle en ce moment.
Nous ne savons pas ce que nous devons faire, il y a des questions. Devons nous prendre un autre appartement, tu sais, dans la même maison au premier? Devons nous  1v:3 aller à Auvers, en Hollande ou non. Dois je vivre sans soucis pour le jour de demain & quand je travaille toute la journée & n’arrive pas encore à éviter des soucis à cette bonne Jo au point de vue de l’argent, puisque ces rats de Boussod & Valadon me traitent comme si je venais d’entrer chez eux & me tiennent à court. Dois je quand je ne calcule pas, sans faire des extras & suis à court, leur dire ce qui en est & s’ils osaient refuser, enfin leur dire, Messieurs je risque le paquet & je vais me mettre marchand en chambre?3 Je crois que j’arrive en t’écrivant à cette conclusion que c’est mon devoir & que si Moe, ou Jo ou toi ou moi nous nous serrons un peu le ventre, cela ne nous avancerait à rien & qu’au contraire, toi & moi en nous remuant dans le monde non en pauvres bougres qui ne mangent pas, mais au contraire en tenant bon courage & en  1r:4 vivant tous soutenu par notre amour mutuel & notre estime mutuel, nous irons bien plus loin & nous accomplirons notre devoir & notre tâche avec bien plus de serenité qu’en pesant chaque bouchée de pain. Qu’en dis tu mon vieux? Ne te casse pas la tête pour moi ou pour nous mon vieux, sâches le que ce qui me fait le plus grand plaisir c’est quand tu te portes bien & quand tu es à ton travail qui est admirable. Tu as déja trop de feu, et nous devons être encore bon à la bataille d’içi longtemps, car nous bataillerons toute notre vie sans prendre l’avoine de grace que l’on donne aux vieux chevaux de grande maison. Nous tirerons la charrue jusqu’à ce que cela ne marche plus & que nous regarderons encore avec admiration le soleil ou la lune, selon l’heurre. Nous aimons mieux cela que d’être mis dans un fauteuil à se frotter les jambes comme le vieux marchand à Auvers.4 Dis vieux, fais tout pour ta santé, moi aussi j’en ferai autant, nous avons trop dans la caboche  2r:5 pour que nous oublions les paquerettes & les mottes de terre fraichement remuées, et les branches de buisson qui germent au printemps, ni les branches d’arbres dénudées qui frissonnent en hiver, ni les ciels serainsa bleus limpide, ni les gros nuages de l’automne, ni le ciel gris uniforme en hiver, ni le soleil comme il se levait au-dessus du jardin des tantes, ni le soleil rouge se couchant dans la mer à Scheveningen, ni la lune & les étoiles une belle nuit d’été ou d’hiver, non, arrive ce qui arrive, voilà notre possession. Est ce assez, non, moi j’ai & toi tu auras, je l’espère de tout mon coeur, un jour une femme à qui tu pourras dire ces choses-là & moi dont la bouche est souvent close et dont la tête est souvent vide, c’est par elle que les germes qui plus que probable viennent de très loin mais qui ont été transmis par notre père &  2v:6 notre mère bien aimés, ils pousseront peut être pour que je puisse devenir au moins un homme & qui sait si mon fils s’il peut vivre & si je puis l’aider, qui sait ne sera t il pas quelqu’un. Toi tu as trouvé ton chemin, vieux frère, ta voiture est déjà callée & solide & moi j’entrevois mon chemin grace à ma femme chérie. Toi, calme toi & retiens un peu ton cheval pour qu’il n’arrive pas d’accident & moi un coup de fouet de temps en temps ne fait pas de mal.
Ton portrait de Mlle Gachet doit être admirable & je serai content de le voir, oh ces petites taches d’orangé dans le fond.
Le croquis du paysage me fait penser à quelque chose de très beau.5 Je serai content de le voir. La lettre du père Peyron était bonne.6 Ces gens-là sont tout de même de bonne trempe. Dis donc, prochainement quand Jo sera un peu plus forte & le petit  2v:7 remis, il faudrait que tu viennes passer les jours içi, au moins un dimanche & quelques jours de plus. Les salons sont fermés mais tu n’y perds pas grand chose car nous irons voir ensemble le Quost, qui décidemment est un beau tableau. Nous irons lui demander si je puis l’exposer sur le Boulevard en vitrine, s’il n’est pas trop grand.7 Mais il faut que cela aille & de toi il y aura aussi quelque chose, vieux và! Il faut bien que vous soyez ensemble, car c’est toi qui m’a indiqué ce beau tableau de Quost. Sais tu que je t’ai dit que j’avais acheté ce beau tableau de Corot que ces c...8 de B&V. disaient ne pas être de vente. Tersteeg l’a vendu à Mesdag avec 5000 de bénéfice & Mesdag en est si content qu’il en veut d’autres comme cela9 & qu’il écrit à Arnold & Tripp de lui en chercher de comme cela. Cela m’a fait plaisir, mais B&V. recommenceront tout de même demain. A toi mon vieux frère, les couleurs partent.10 Je te serre bien la main & suis content que le petit & la maman dorment tranquilement, ton

Theo

 2r:8
Ce matin je me suis réveillé avec les mêmes idées. C’est déçidé d’une façon inébranlable, en sortant pour commencer je vais louer l’appartement en question. Le gamin a bien dormi, il va bien ce matin.
adieu.

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