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Ma chère soeur,
j’ajoute quelques mots pour toi à la lettre de la mère. Dimanche dernier j’ai eu la visite de Theo et de sa famille,1 je trouve fort agreable d’être moins éloigné d’eux. De ces jours ci je travaille beaucoup et vite; ainsi faisant je cherche à exprimer le passage désespérément rapide des chôses dans la vie moderne.
Hier dans la pluie j’ai peint un grand paysage où l’on aperçoit des champs à perte de vue vus d’une hauteur, des verdures différentes, un champ de pommes de terre vert sombre, entre les plants réguliers la terre grasse et violette, un champ de pois en fleur blanchissant à côté, un champ de luzerne à fleurs roses avec une figurine de faucheur, un champ d’herbe longue et mûre d’un ton fauve, puis des blés, des peupliers, une derniere ligne de collines bleues à l’horizon au bas desquelles un train passe, laissant derrière soi dans la verdure une immense traînée de blanche fumée. Une route blanche traverse la toile. Sur la route une petite voiture et des maisons blanches à toits rouge cru au bord de cette route. De la pluie fine raye le tout de lignes bleues ou grises.2
il y a un autre paysage avec de la vigne et des prairies au premier plan, les toits du village venant après.3
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Et encore un avec rien qu’un champ vert de froment qui s’étend jusqu’à une villa blanche entourée d’un mur blanc avec un seul arbre.4
J’ai fait le portrait de M. Gachet avec une expression de mélancolie qui souvent à ceux qui regarderaient la toile pourrait paraître une grimace.5 Et pourtant c’est ça qu’il faudrait peindre parcequ’alors on peut se rendre compte combien, en comparaison des portraits calmes anciens, il y a de l’expression dans nos têtes actuelles et de la passion et comme de l’attente et comme un cri. Triste mais doux mais clair et intelligent, ainsi faudrait il en faire beaucoup de portraits, cela ferait encore un certain effet à des moments sur les gens.
Il y a des têtes modernes que l’on regardera encore longtemps, qu’on regrettera peutêtre cent ans après. Si j’avais dix ans de moins, avec ce que je sais maintenant, comme j’aurais de l’ambition pour travailler à cela. Dans les conditions données je ne peux pas grand chôse, je ne fréquente ni ne saurais fréquenter assez la sorte de gens que je voudrais influencer.
J’espère bien faire ton portrait à toi un jour. Je suis bien curieux d’avoir une nouvelle lettre de toi, à bientot j’espère, en pensée je t’embrasse bien.

t. à t.
Vincent.

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