1r:1
Ma chère soeur,
Merci beaucoup de tes deux dernières lettres, celle datée de Paris & celle d’aujourd’hui.–
Ce que tu m’écris encore de l’accouchement de Jo me touche, oui tu as été bien brave & bien bonne de rester auprès. Je serais, dans des circonstances où l’effroi nous prend, probablement davantage que toi comme une poule mouillée.
Mais enfin le résultat c’est que l’enfant y est – et ainsi que je l’écris à sa grandmère je me suis mis à peindre de ces jours ci pour lui – une grande toile bleu de ciel sur lequel se détachent des branches fleuries.–1 Possible que je le voie bientôt – je l’espère du moins – vers la fin de mars.– Je vais essayer demain ou après demain d’aller encore une fois à Arles pour voir si je supporte le voyage et la vie ordinaire sans que les attaques reviennent.
Il faut peutêtre se fortifier la resolution de ne pas vouloir avoir la tête faible dans mon cas.–
Naturellement par un travail de tête continuel la pensee d’un artiste prend parfois quelque chôse d’exagéré et d’excentrique. J’ai trouvé l’article de M. Aurier2 – abstraction faite si je merite ce qu’il dit de moi – en soi très artistique, très curieux – mais c’est plutot comme cela qu’il faudrait être que la triste realite de ce que je me sens.
Je lui ai écrit que dans tous les cas il me semblait que Monticelli et Gauguin etaient plûtot ainsi, qu’il me semblait donc que la part qui m’en reviendrait ne serait que secondaire, tres secondaire.3 Ces idées dont il parle ne sont pas à moi car en général les artistes impressionistes sont tous ainsi, sous une même influence et tous nous sommes un peu des névrosés. Cela nous rend très sensible à la couleur et à son langage particulier, ses effets de complémentaires, de contrastes, d’harmonie.  1v:2 Mais quand j’ai lu l’article j’en devenais presque triste juste en pensant: faudrait être comme cela et je me sens si inférieur. Et l’orgueil grise comme la boisson, quand on est loué et qu’on a bu on devient triste ou enfin je ne sais pas dire comment je le sens mais il me semble que le meilleur travail que l’on ferait serait celui qu’on executerait en famille sans se louer. Et alors dans les artistes on n’est pas toujours dans des dispositions d’amitié suffisantes. Ou bien on exagère les qualités de quelqu’un ou bien on le neglige par trop. Je veux cependant volontiers croire qu’au fond la Justice se porte mieux que cela puisse paraître. Il faut bien pouvoir rire quelquefois et s’egayer un peu ou même beaucoup. Je trouve que tu as eu de la chance de voir Degas chez lui.
J’ai en train un portrait d’arlésienne où je cherche une expression autre que celles des parisiennes.4
Ah Millet! Millet! celui là comme il a peint l’humanité et le “quelque chôse là-haut”5 familier et pourtant solennel.
Se dire de nos jours que celui là s’est mis à peindre en pleurant,6 que Giotto, qu’Angelico peignaient à genoux,7 Delacroix si navré, si emu.... presqu’en souriant.–8 Qui sommes nous impressionistes pour faire déjà comme eux. Salis dans la lutte pour la vie... “qui rendra à l’âme ce qu’en ont enlevée le souffle des revolutions” – voila le cri d’un poète de l’autre génération qui sembla pressentir nos faiblesses, nos maladies, nos egarements actuels.9 Et je le dis souvent, sommes nous aussi neufs que le vieux Belge Henri Conscience. Ah c’est pourquoi j’etais content du succès de Bruxelles10 à cause de cette Campine d’Anvers11 que je cherche parfois encore à rappeler dans les sillons calmes des champs  1v:3 tout en m’en sentant devenir un enfant bien dégénéré. Songeant ainsi, mais bien lointain, me vient le désir de me refaire et de chercher à me faire excuser de ce que mes tableaux sont pourtant presqu’un cri d’angoisse tout en symbolisant dans le rustique tournesol la gratitude. Tu vois que je raisonne pas encore bien – il vaut mieux savoir calculer ce que vaut une livre de pain et un quart de café comme le savent les paysans.– Et nous y revoilà. Millet donnait l’exemple en vivant dans une chaumière, en restant bien avec les gens sans nos écarts d’orgueil, d’excentricité.12 Donc plutot un peu de sagesse que beaucoup d’entrain.– Alors comme alors.–
J’espère t’écrire de nouveau sous peu – porte toi bien et la mère aussi.
A Paris j’espère faire quelques portraits, j’ai toujours eu la croyance que par les portraits on apprend à réfléchir. Ce n’est pas qui plaît le plus aux amateurs mais un portrait est quelquechose de presqu’utile et parfois agreable, comme les meubles qu’on connait cela rappelle des souvenirs longtemps.
En pensée je t’embrasse bien. Si les autres soeurs desireraient avoir des toiles aussi13 tu peux en demander d’autres à Theo et tu les choisirais à ton goût. Encore une fois bien des chôses et bonne poignée de main.

b. à t.
Vincent.

Je ne déteste pas du tout que quelques toiles encore aillent en Hollande, comme tu le sais, à l’occasion.

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