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mon cher Theo,
j’étais en train de t’écrire pour t’envoyer la réponse pour m. Aurier lorsqu’arrive ta lettre.1 Suis très content de ce que Jo et le nouveau né vont bien et qu’elle compte pouvoir se lever d’ici quelques jours. Puis ce que tu écris de la soeur m’intéresse également beaucoup. Je trouve qu’elle a eu de la chance de voir de Gas chez lui. Je crois toujours qu’elle ferait surtout une bonne femme de médecin. Enfin on ne peut pas précisément forcer ces chôses-là, néamoins il est bon d’avoir l’oeil ouvert si l’occasion se présenterait.
Et ainsi Gauguin est revenu à Paris – je vais copier ma réponse à M. Aurier pour la lui envoyer et toi tu lui feras lire l’article du Mercure.2 Car vraiment je trouve qu’on devrait dire des chôses comme cela de Gauguin, et de moi rien que très secondairement.–
Gauguin m’a écrit qu’il avait exposé en Danemark et que cette exposition avait eu beaucoup de succès.3 A moi cela me parait dommage qu’il n’ait pas continué ici un peu plus longtemps. A nous deux nous eussions mieux travaillé que moi tout seul cette année. Et actuellement nous aurions un petit mas à nous pour y demeurer et travailler et pourrions même en loger d’autres.
As tu remarqué dans ce journal que tu m’as envoyé un article sur la fécondité de certains artistes. de Corot, Rousseau, Dupré &c.;4 t’en rappelles tu comment maintes fois lorsque Reid était là nous avons parlé de cela, même de la nécessité de produire beaucoup.
Et que peu de temps après que je suis venu à Paris je te disais qu’avant que j’eusse deux cents toiles je ne pourrais rien faire. Ce qui paraitrait à de certains travailler trop vite est en réalité tout à fait l’ordinaire, l’état normal de production régulière, considérant qu’un peintre doit travailler vraiment tout autant qu’un cordonnier par exemple.
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Ne serait il pas bon d’envoyer à Reid et peutêtre aussi à Tersteeg ou plutot à C.M. un exemplaire de l’article d’Aurier.
C’est qu’il me semble qu’il faut en profiter pour chercher à placer quelque chôse en Ecosse soit maintenant soit plus tard.5
Je crois que tu aimeras la toile pour M. Aurier, c’est terriblement empâté et travaillé comme de certains Monticelli, je l’ai gardé presqu’un an.6
Mais je trouve qu’il faut chercher à lui donner quelquechôse de bien pour cet article qui en soi est une chôse très artistique; et il nous rend réellement service pour le jour où nous serons bien comme tout le monde obligés de chercher à faire rentrer ce que les tableaux coûtent.
L’au delà de cela me laisse assez froid mais que l’argent que cela coûte de produire rentre, c’est la condition même de pouvoir continuer.
J’espère pour l’exposition des impressionistes en Mars7 t’envoyer encore quelques toiles qui sèchent dans ce moment. si elles n’arrivaient pas à temps tu ferais un choix dans celles qui sont chez le père Tanguy.
J’ai essayé de copier les buveurs de Daumier8 et le bagne de Doré,9 c’est très-difficile.
J’espère de ces jours-ci commencer le bon Samaritain de Delacroix10 et le bûcheron de Millet.11
L’article d’Aurier m’encouragerait, si j’osais m’y laisser aller, à risquer davantage à sortir de la réalité et à faire avec de la couleur comme une musique de tons ainsi que sont certains Monticelli. Mais elle m’est si chère la vérité, le chercher à faire vrai aussi, enfin je crois, je crois que je préfère encore être cordonnier à être musicien, avec les couleurs.
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Dans tous les cas chercher à rester vrai est peutêtre un remède pour combattre la maladie qui continue à m’inquiéter toujours.– De ces jours ci la santé va assez bien pourtant et j’oserais croire que s’il arrivât que je passe quelque temps avec toi cela me ferait beaucoup d’effet pour contrarier l’influence qu’excerce nécessairement la société que j’ai ici. Mais il me parait que cela ne presse point et qu’il faut considérer avec sang froid si c’est le moment de dépenser de l’argent pour le voyage. peutêtre en sacrifiant le voyage pourrait on être utile à Gauguin ou à Lauzet.
De ces jours ci j’ai pris un costume qui me coûte 35 francs, je dois le payer en Mars vers la fin. avec cela j’en aurai pour l’année car en venant ici j’avais pris un costume de 35 francs à peu près aussi et il m’a servi toute l’année. Mais il me faudra une paire de souliers et quelques caleçons aussi en Mars.–
Tout bien consideré la vie n’est pas bien bien chère ici, je crois que dans le nord on dépenserait plutôt davantage.
Et c’est pourquoi – même si je venais pour quelque temps chez toi – la meilleure politique pourrait encore être de continuer le travail ici. Je ne sais – et l’un ou l’autre m’est bon – mais faut pas se presser de changer.
Et ne crois tu pas qu’à Anvers si on executait le plan de Gauguin12 il faudrait tenir un certain rang, meubler un atelier, enfin faire comme la plupart des peintres établis Hollandais. C’est pas si simple que ça parait et craindrais pour lui comme pour moi un siège en règle des artistes établis et il aurait encore la même histoire que dans le temps en Danemark.13
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Enfin il faudrait commencer à se dire que c’est toujours par le même procédé que les peintres établis peuvent faire des miseres et meme obliger à décamper les aventuriers comme nous le serions à Anvers. Et pour ce qui est des marchands de là-bas, faut pas du tout y compter.
L’académie y est meilleure et on y travaille plus vigoureusement qu’à Paris. Et puis Gauguin à présent est toujours à Paris, sa réputation s’y maintient et s’il part pour Anvers il pourrait trouver qu’il est plus ou moins difficile de revenir à Paris. Allant à Anvers je craindrais plutôt pour Gauguin que pour moi car moi naturellement je me débrouille avec le flamand, je reprends les études de paysans commencés dans le temps et abandonnés bien à regret – j’ai à un haut degré l’amour de la Campine,14 pas besoin de te le dire.– Mais je prévois que pour lui la bataille pourrait être très rude. Je crois que tu lui diras le pour et le contre de cela absolument comme je le lui dirais, je lui écrirai de ces jours ci surtout pour lui envoyer la réponse à l’article de M. Aurier et je croirais que s’il voulait on pourrait encore travailler ici ensemble si ses démarches de trouver une place n’aboutiraient pas.– Mais il est habile et peutêtre s’en tirera-t-il à Paris même et s’il s’y maintient pour sa reputation il fait bien car il a toujours ceci que le premier de tous il a travaillé en plein pays tropical.15 Et sur cette question-là on y reviendra nécessairement. Dites lui surtout bien des chôses de ma part et s’il veut il prendra les répétitions des tournesols16 et la répétition de la berceuse17 en échange de quelque chose de lui qui te ferait plaisir.
Si je venais à Paris j’aurais à remanier plusieurs toiles faites dans le commencement ici, c’est pas le travail qui me manquerait ce temps-là.– Bien des chôses à Jo et bonne poignée de main en pensée.

t. à t.
Vincent.

tu feras s.v.p. parvenir la lettre ci incluse, après l’avoir lue, à M. Aurier.

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