1r:1
1mon cher Theo,
1*j’étais en train de t’écrire
2pour t’envoyer la réponse pour m. Aurier
3lorsqu’arrive ta lettre.1 Suis très content
4de ce que Jo et le nouveau né vont
5bien et qu’elle compte pouvoir se
6lever d’ici quelques jours. Puis ce que
7tu écris de la soeur m’intéresse également
8beaucoup. Je trouve qu’elle a eu de la
9chance de voir de Gas chez lui. Je crois
10toujours qu’elle ferait surtout une bonne
11femme de médecin. Enfin on ne
12peut pas précisément forcer ces chôses-là/
13néamoins il est bon d’avoir l’oeil ouvert
14si l’occasion se présenterait.
15Et ainsi Gauguin est revenu à Paris –
16je vais copier ma réponse à M. Aurier
17pour la lui envoyer et toi tu lui feras
18lire l’article du Mercure_2 Car vraiment
19je trouve qu’on devrait dire des chôses
20comme cela de Gauguin/ et de moi
21rien que très secondairement.–
22Gauguin m’a écrit qu’il avait exposé en
23Danemark et que cette exposition avait
24eu beaucoup de succès.3 A moi cela
25me parait dommage qu’il n’ait pas
26continué ici un peu plus longtemps_
27A nous deux nous eussions mieux
28travaillé que moi tout seul cette
29année_ Et actuellement nous aurions
30un petit mas à nous pour y demeurer
31et travailler et pourrions même en loger d’autres.
32As tu remarqué dans ce journal que tu
33m’as envoyé un article sur la fécondité
34de certains artistes. de Corot/ Rousseau/
35Dupré &c.;4 t’en rappelles tu comment
36maintes fois lorsque Reid était là nous
37avons parlé de cela/ même de la
38nécessité de produire beaucoup.
39Et que peu de temps après que je suis venu
40à Paris je te disais qu’avant que j’eusse
41deux cents toiles je ne pourrais rien faire_
42Ce qui paraitrait à de certains travailler
43trop vite est en réalité tout à fait l’ordinaire/
44l’état normal de production régulière/
45considérant qu’un peintre doit travailler
46vraiment tout autant qu’un cordonnier
47par exemple.
 1v:2
48Ne serait il pas bon d’envoyer à Reid et
49peutêtre aussi à Tersteeg ou plutot à C.M_ un
50exemplaire de l’article d’Aurier.
51C’est qu’il me semble qu’il faut en profiter
52pour chercher à placer quelque chôse en
53Ecosse soit maintenant soit plus tard.5
54Je crois que tu aimeras la toile pour
55M. Aurier/ c’est terriblement empâté
56et travaillé comme de certains Monticelli/
57je l’ai gardé presqu’un an.6
58Mais je trouve qu’il faut chercher à
59lui donner quelquechôse de bien pour
60cet article qui en soi est une chôse très
61artistique; et il nous rend réellement service
62pour le jour où nous serons bien comme
63tout le monde obligés de chercher à faire
64rentrer ce que les tableaux coûtent.
65L’au delà de cela me laisse assez froid
66mais que l’argent que cela coûte de
67produire rentre/ c’est la condition même
68de pouvoir continuer.
69J’espère pour l’exposition des impressionistes
70en Mars7 t’envoyer encore quelques
71toiles qui sèchent dans ce moment_
72si elles n’arrivaient pas à temps tu
73ferais un choix dans celles qui sont
74chez le père Tanguy.
75J’ai essayé de copier les buveurs de
76Daumier8 et le bagne de Doré/9 c’est
77très-difficile.
78J’espère de ces jours-ci commencer le bon
79Samaritain de Delacroix10 et le bûcheron de
80Millet.11
81L’article d’Aurier m’encouragerait, si j’osais
82m’y laisser aller, à risquer davantage à sortir
83de la réalité et à faire avec de la couleur comme une
84musique de tons ainsi que sont certains Monticelli_
85Mais elle m’est si chère la vérité/ le chercher
86à faire vrai aussi/ enfin je crois/ je crois
87que je préfère encore être cordonnier à être
88musicien/ avec les couleurs.
 1v:3
89Dans tous les cas chercher à rester vrai est peutêtre
90un remède pour combattre la maladie
91qui continue à m’inquiéter toujours.–
92De ces jours ci la santé va assez bien pour-
93tant et j’oserais croire que s’il arrivât
94que je passe quelque temps avec toi cela
95me ferait beaucoup d’effet pour contrarier
96l’influence qu’excerce nécessairement
97la société que j’ai ici.
98Mais il me parait que cela ne
99presse point et qu’il faut considérer
100avec sang froid si c’est le moment
101de dépenser de l’argent pour le voyage_
102peutêtre en sacrifiant le voyage
103pourrait on être utile à Gauguin ou
104à Lauzet.
105De ces jours ci j’ai pris un costume
106qui me coûte 35 francs/ je dois le
107payer en Mars vers la fin_ avec
108cela j’en aurai pour l’année car
109en venant ici j’avais pris un costume de
11035 francs à peu près aussi et il m’a servi
111toute l’année. Mais il me faudra une
112paire de souliers et quelques caleçons
112aaussi en Mars.–
113Tout bien consideré la vie n’est pas bien
114bien chère ici/ je crois que dans le nord
115on dépenserait plutôt davantage_
116Et c’est pourquoi – même si je venais
117pour quelque temps chez toi – la meilleure
118politique pourrait encore être de
119continuer le travail ici_ Je ne sais –
120et l’un ou l’autre m’est bon – mais
121faut pas se presser de changer.
122Et ne crois tu pas qu’à Anvers si on executait
123le plan de Gauguin12 il faudrait tenir un
124certain rang/ meubler un atelier/ enfin
125faire comme la plupart des peintres
126établis Hollandais. C’est pas si simple que
127ça parait et craindrais pour lui comme
128pour moi un siège en règle des artistes
129établis et il aurait encore la même histoire
130que dans le temps en Danemark_13
 1r:4
131Enfin il faudrait commencer à se dire
132que c’est toujours par le même procédé
133que les peintres établis peuvent faire des
134miseres et meme obliger à décamper
135les aventuriers comme nous le serions
136à Anvers. Et pour ce qui est des marchands
137de là-bas/ faut pas du tout y compter_
138L’académie y est meilleure et on y travaille
139plus vigoureusement qu’à Paris_
140Et puis Gauguin à présent est toujours à
141Paris/ sa réputation s’y maintient et s’il part
142pour Anvers il pourrait trouver qu’il est
143plus ou moins difficile de revenir à Paris_
144Allant à Anvers je craindrais plutôt pour
145Gauguin que pour moi car moi naturellement
146je me débrouille avec le flamand/ je reprends
147les études de paysans commencés dans le
148temps et abandonnés bien à regret – j’ai
149à un haut degré l’amour de la Campine/14
150pas besoin de te le dire_– Mais je prévois
151que pour lui la bataille pourrait être très
152rude. Je crois que tu lui diras le pour et le
153contre de cela absolument comme je le
154lui dirais/ je lui écrirai de ces jours ci surtout
155pour lui envoyer la réponse à l’article de M_ Aurier
156et je croirais que s’il voulait on pourrait
157encore travailler ici ensemble si ses démarches
158de trouver une place n’aboutiraient pas.–
159Mais il est habile et peutêtre s’en tirera-t-il
160à Paris même et s’il s’y maintient pour
161sa reputation il fait bien car il a toujours
162ceci que le premier de tous il a travaillé
163en plein pays tropical_15 Et sur cette question--
164là on y reviendra nécessairement. Dites lui
165surtout bien des chôses de ma part et s’il veut
166il prendra les répétitions des tournesols16 et
167la répétition de la berceuse17 en échange de
168quelque chose de lui qui te ferait plaisir_
169Si je venais à Paris j’aurais à remanier
170plusieurs toiles faites dans le commencement
171ici/ c’est pas le travail qui me manquerait ce
172temps-là.– Bien des chôses à Jo
173et bonne poignée de main en pensée_

174t. à t.
175Vincent.

176tu feras s.v.p. parvenir la lettre ci incluse/
177après l’avoir lue/ à M. Aurier.


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