1r:1
Ma chère soeur,
l’autre jour j’ai vu quelques malades de l’influenza et je suis si curieux de savoir si tu as eu cela aussi comme je suis porté à le croire. J’ai vu une malade chez qui il y avait une complication assez inquiétante, nerveuse, et retour d’âge pénible.1
Est ce que tu t’amuses à Paris? je pourrais très bien me figurer que cela te ferait l’impression d’une ville trop grande, trop embrouillée. Voilà ce qui nous contrarie toujours, nous autres qui sommes plutôt habituées à des entourages plus simples.
Ecris moi, si tu en as envie, de ces jours ci car je suis fort desireux de t’entendre dire que tu sois remise.
Je redoute un peu l’effet que fera sur moi Paris en cas que j’y retourne comme sera probablement le cas au printemps. Car toute l’année durant je me suis efforcé d’oublier Paris tant que je le pouvais au point de vue du trouble et de l’exitement que cause un séjour prolongé.
On a beau dire; pour les peintres on travaille mieux à la campagne, tout y parle plus nettement, tout s’y tient, tout s’y explique, or dans une grande ville lorsqu’on est fatigué on ne comprend plus rien et se sent comme perdu.
 1v:2
J’espère que le tableau des femmes dans les oliviers2 sera un peu selon ton gout – j’en ai envoyé le dessin à Gauguin de ces jours ci et celui là m’a dit qu’il le trouvait bien3 et lui connait bien mon travail et ne se gène pas non plus pour le dire lorsque cela n’y est pas. Tu serais naturellement bien libre d’en prendre un autre si tu le desirerais à la place mais à la longue j’ose presque croire que tu reviendrais à celui ci. Il ne fait pas froid du tout ici de ces jours ci et le mois prochain j’irai travailler dehors de toutes mes forces. Ah parlant de la différence entre la grande ville et les champs. quel maitre que Millet. Celui-là si sage, si ému,4 fait la campagne de telle façon que même en ville on continue à la sentir. Et puis il a quelque chôse d’unique et de si bon jusqu’au fond que cela console de regarder ses oeuvres et on se demande si c’est exprès qu’il les ait ainsi faites pour nous consoler.5 A présent, mieux que dans le commencement, je vois la vraie campagne de Provence – et c’est tellement  1v:3 tellement la même chose que chez nous dans les gens, alors que cela se manifeste tout autrement, alors que la culture et les travaux des champs sont pas les mêmes que dans nos bruyeres et champs du nord. Je pense beaucoup à la Hollande et à notre jeunesse d’autrefois – précisement parceque ici je me sens bien en pleine campagne. Pourtant je me fais vieux tu sais et la vie me parait passer plus vite, et plus sérieuses les responsabilités, plus critique la question de travailler pour rattrapper le temps perdu, la journée plus difficile à faire et l’avenir plus mystérieux et ma foi encore un peu plus sombre.
De ces jours ci j’espère écrire un mot à la mère aussi, nous te devons beaucoup nous tous à toi qui la soigne si fidèlement et nous la conserveras le plus longtemps possible.
Je me figure que Theo va probablement être très heureux de ces jours ci, seulement je m’en fais bien quelque peu une idée que les jours de veille auparavant et pendant ont leurs grosses angoisses. Lesquelles d’ailleurs je ne suis pas tout à fait sans partager. Et Jo à ce qu’il m’écrit est si courageuse et si réveillée. Allons c’est comme ça d’ailleurs qu’il faudrait toujours prendre les chôses. J’aime tant l’ami Gauguin parcequ’il a trouvé moyen de faire à la fois et des enfants et des tableaux, à présent il se trouve horriblement en peine et a cette inquietude qu’un des enfants a eu un malheur6 et lui pas là et pas en état de venir au secours.
 1r:4
as tu rencontré Emile Bernard maintenant – je voudrais bien qu’il vienne un peu voir mes toiles de ces jours ci,7 je dois lui écrire mais justement j’attends un peu tous les jours une lettre de lui. Il doit avoir beaucoup de mal à se débrouiller, il est tout à fait Parisien né, celui là, et il est pour moi un exemple de vivacité, il a un air de tête tout à fait à la Daudet mais alors bien plus vert et naturellement bien plus incomplet.
Pourtant ma chère soeur, combien les medecins, les mécaniciens, enfin un tas de gens ont des idées plus pratiques, plus solides que les artistes. A moi il me vient souvent un profond soupir d’avoir dû être meilleur que je ne le suis. Je me tais vite pour que je ne me decourage pas.– Enfin, on ne peut pas revenir sur ses pas et les pas qu’on a fait y sont pour beaucoup pour influencer l’avenir. j’espère que tu verras beaucoup de belles chôses et surtout que tu sois bien portante maintenant.
As tu lu de ces jours ci ou de ces derniers temps; moi pas du tout.
Si tu as une demi heure de loisir je me recommande beaucoup pour avoir de tes nouvelles. En pensée je t’embrasse bien.

t. à t.
Vincent

Dis moi surtout ce que tu penses d’Isaacson, je pense moi beaucoup de bien de lui et te le recommande bien.8

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