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Mon cher Vincent
La vie est bien longue et bien triste. Depuis votre dernière lettre j’ai tellement broyé du noir que je ne pouvais écrire, désirant le jour voir le soir et la nuit attendant le matin. La terre une fois labourée, l’homme jette la semence et chaque jour se défendant contre les chances du mauvais temps, il arrive à récolter. Mais nous, pauvres artistes? où va le grain que nous plantons et quand vient la récolte.– Depuis 3 mois que je suis au Pouldu j’ai eu 30f dans ma poche; décidemment j’ai beau y mettre de l’énergie, je ne peux continuer à peindre.–
 1r:2
En outre de ces ennuis d’argent j’ai eu d’autres causes de chagrin.– J’ai failli perdre un de mes enfants qui est tombé du 3em étage dans la rue.1 Vous comprenez qu’à Copenhague la maison a été bouleversée et que les dépenses faites pour cet accident jettent le désordre (désordre auquel je suis impuissant à remédier en ce moment).– Tout celà me rend malade de spleen et je n’ose ni peindre ni écrire.– Et pourquoi peindre?
J’aime beaucoup les 2 dessins que vous m’avez envoyé, surtout celui des femmes qui cueillent des olives.–2
Je suis content que vous ayez exposé à Bruxelles; avez vous des nouvelles de cette exposition.– Faites-m’en part.
Vous avez comme nous l’hiver  1v:3 en ce moment et je sais que c’est pour vous une rude époque à traverser. Vous devez attendre la chaleur avec impatience pour pouvoir travailler dehors.
Je fais tout mon possible en ce moment pour partir au Tonkin aux frais du gouvernement,3 mais ce n’est pas facile, surtout parceque je suis un artiste et qu’à ceux là on ne croit aucune capacité pour les affaires.– Il y a dans les colonies quelque chose à faire pour nous autres de l’occident, et j’espère y apprendre du nouveau en art tout en étant débarrassé quelque temps des tracas d’argent.
de Haan travaille toujours ici avec moi et fait de sérieux progretsa mais ne veut retourner en Hollande que quand  1v:4 il se sentira assez fort pour river le clou à ses compatriotes qui vont lui en dire de dures à propos de sa transformation.– Ces nouvelles questions de couleur l’avaient beaucoup tourmenté, mais aujourd’hui qu’il commence à voir clair dans cette nouvelle voie, il est plein d’ardeur.
Excusez mon retard dans la correspondance et croyez moi toujours

T. à V. cordialement
Paul Gauguin

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