1r:1
Mon cher Theo,
Merci de ta derniere lettre,1 j’espère que Wil s’est remise de son indisposition et que cela n’ait pas été plus grave que tu le dis. Merci beaucoup aussi de l’envoi de toiles et de couleurs qui vient d’arriver. J’ai assez de motifs de tableaux en tête pour lorsque le temps permettra de travailler dehors.
Cela m’a fait plaisir ce que tu dis de la copie d’après Millet, la veillée.2 Plus j’y réfléchis plus je trouve que cela ait sa raison d’être de chercher à reproduire des chôses de Millet que celui ci n’a pas eu le temps de peindre à l’huile. Alors travaillant soit sur ses dessins soit sur les gravures sur bois, c’est pas copier pur et simple que l’on ferait. c’est plutôt traduire dans une autre langue, celle des couleurs, les impressions de clair obscur en blanc & noir. Ainsi je viens de terminer les trois autres “heures de la journée” d’après les bois de Lavieille.3 Cela m’a coûté  1v:2 beaucoup de temps & beaucoup de peine. Car tu sais que cet été déjà j’ai fait les travaux des champs.4 Or ces reproductions-là – tu les verras un jour – je ne les ai pas envoyées parceque c’était davantage que ceux ci des tâtonnements, mais qui m’ont servi pourtant beaucoup pour les heures de la journée. Plus tard, qui sait, peutêtre pourrais-je en faire les lithographies. Je suis curieux ce qu’en dira M. Lauzet. Ils prendront bien encore un mois à sécher, les trois derniers, mais une fois que tu les auras tu verras bien que c’est par une admiration bien profonde et sincère pour Millet qu’ils ont été faits. Alors qu’on critique un jour ou qu’on les méprise comme copies, il ne restera pas moins vrai que cela a sa raison d’être de chercher à rendre plus accessible au grand public ordinaire le travail de Millet.
A présent je vais encore te parler de ce que je crois que pour l’avenir nous pourrions faire, de sorte à avoir moins de frais. à Montevergues il y a un asile5 où a été gardien un des employés d’ici. Celui là me raconte que l’on n’y paye que 22 sous  1v:3 par jour et qu’alors les malades sont même habillés par l’etablissement. Puis on les fait travailler dans des terres qui apartiennent à la maison & il y a aussi une forge, une menuiserie &c. Une fois un peu connu je ne crois pas qu’on me defendrait de peindre, puis il y a toujours qu’on est moins à charge, et d’un, et qu’on peut travailler à quelque chose, et de deux. Donc avec de la bonne volonté on n’y est pas malheureux ni tant que ça à plaindre. Or même en laissant de côté Montevergues, en retournant en Hollande, n’y a t-il pas chez nous des établissements où l’on travaille aussi et où c’est pas cher et dont on a le droit de profiter, alors que je ne sais trop si à Montevergues pour les étrangers il n’y aurait pas un tarif un peu plus élevé et surtout des difficultés d’admission qu’il vaut mieux éviter. Je dois te dire que cela me rassure un peu de me dire qu’au besoin nous pouvons simplifier les chôses. Car à présent cela revient trop cher et l’idée d’aller à Paris puis à la campagne, n’ayant d’autre ressource pour combattre les frais que la peinture, c’est fabriquer des tableaux qui reviennent assez cher.
Il faut que tu en causes un jour avec C.M. dans le cas que tu le verrais et lui dire franchement que je chercherai volontiers à faire pour le mieux, que je n’ai aucune préférence.
 1r:4
J’ai encore vu m. Peyron ce matin, il dit qu’il me laisse toute liberté pour me distraire et qu’il faut reagir contre la mélancolie tant que je peux, ce que je fais volontiers.– Or c’est une bonne réaction de réflechir ferme et c’est aussi un devoir. Or tu comprends que dans un etablissement où les malades travaillent aux champs, moi je trouverais en plein des sujets pour des tableaux & dessins et que je n’y serais nullement malheureux. Voilà il faut réfléchir pendant qu’on a le temps de réfléchir.
Je crois que si je venais à Paris je ne ferais dans les premiers temps rien que de dessiner encore du grec sur les moulages6 parceque il me faut encore étudier toujours.
Pour le moment je me sens tres bien et j’espère que cela restera comme cela.
Et j’ai même espoir que cela se dissipera encore davantage si je retourne dans le nord. Faut seulement pas oublier qu’une cruche cassée est une cruche cassée et donc en aucun cas j’ai droit à entretenir des prétentions.
Je me dis que chez nous en Hollande on estime toujours plus ou moins la peinture, qu’on ne ferait guere de difficulté dans un établissement de m’en laisser faire. Or ce serait pourtant beaucoup d’avoir encore en outre et en dehors de la peinture l’occasion de s’occuper et cela coûterait moins cher. Est ce que la campagne et d’y travailler n’a pas toujours été dans nos gouts.– Et est ce que nous ne sommes pas un peu indifferents, toi autant que moi, à la vie d’une grande ville.
Je dois te dire qu’à des moments je me sens trop bien encore pour etre oisif et à Paris je crains que je ne ferais rien de bon.
 2r:5
Donc lorsque tu verrais C.M., et il me semble fort probable qu’au mois de fevrier il passera bien un peu voir le petit que tu attends, cherchons un peu à agir avec fermeté.
Je peux et je veux bien gagner quelqu’argent avec ma peinture et il faudrait faire en sorte que mes dépenses ne dépassent pas la valeur de cela et même que l’argent dépensé rentre peu à peu. Voilà cela se peut avec de l’énergie et c’est un devoir. Avec de la conduite je crois que même dans un établissement pour les aliénes on peut arriver à une liberté relative. Et à moi il me semble que les attaques aient été trop fréquentes, trop décisives pour cesser de me considérer comme malade.
Pour causer d’autre chôse – cela ne me réussit pas de voir le midi comme les bons italiens, Fortuny, Jimenez, Tapiro7 et autres – comme cela me fait au contraire davantage voir avec mes yeux du nord!
Ce n’est pas, crois moi, que je n’aurais pas le désir de pouvoir vivre comme auparavant, sans cette préoccupation de santé. Enfin nous ferons une fois mais probablement pas deux fois l’essai au printemps si cela se passe complètement.
 2v:6
J’ai aujourd’hui pris les dix francs qui étaient encore chez m. Peyron. Lorsque j’irai à Arles il me faudra payer 3 mois de loyer de la chambre où sont mes meubles.8 Ce sera en février. Ces meubles, il me semble, serviront sinon à moi pourtant toujours à un autre peintre qui voudrait s’installer à la campagne.
Ne serait-il pas plus sage de les expédier en cas de départ d’ici à Gauguin qui passera probablement encore du temps en Bretagne, qu’à toi qui n’auras pas de place où les mettre. Voilà encore une chôse à laquelle il faudra réfléchir à temps.–
Je crois qu’en cédant deux très vieilles commodes lourdes à quelqu’un, je pourrais m’exempter de payer le reste du loyer et peutêtre les frais d’emballage. Ils m’ont coûtés une trentaine de francs. J’écrirai un mot à Gauguin et de Haan pour demander s’ils comptent rester en Bretagne et s’ils ont envie que j’y envoie les meubles et alors s’ils veulent que  2v:7 j’y vienne aussi. Je ne m’engagerai à rien, seulement dirai que très probablement je ne reste pas ici.
Cette semaine je vais mettre en train le “champ sous la neige”9 et “les premiers pas” de Millet10 dans le même format que les autres. Alors il y aura 6 toiles qui se feront suite et je t’assure que je les ai travaillé, ces trois dernieres des heures de la journée, avec réflection pour calculer la couleur.
Tenez dans ce temps ci il y a tant de gens qui ne se sentent pas faits pour le public mais qui soutiennent et affermissent ce que font d’autres. Ceux qui traduisent les livres par exemple.– Les graveurs, les lithographes. Prenez Vernier par exemple et Lerat.11 Donc c’est pour dire que je n’hesite pas à faire des copies. Comme je voudrais, si j’eus le loisir de voyager, copier l’oeuvre de Giotto, ce peintre qui serait moderne comme Delacroix s’il n’etait pas primitif et qui est si différent des autres primitifs. Je n’en ai pas beaucoup vu pourtant. mais en voilà un qui est consolant.–12
Ainsi ce que je médite à faire en peinture, c’est les buveurs de Daumier13  2r:8 et le bagne de Regamey.14 tu les trouveras dans les gravures sur bois. Pour le moment j’en suis aux Millet mais c’est pour dire que pour trouvera de quoi travailler ne me fera pas défaut. Ainsi à moitié enfermé même je pourrai pendant longtemps m’occuper.
Ce que les impressionistes ont trouvé pour la couleur, cela viendra encore davantage mais il y a un lien que beaucoup oublient qui lie cela au passé et je m’efforcerai de montrer que je ne crois guère à une séparation rigoureuse des impressionistes et des autres. Je trouve très heureux que dans ce siècle il y ait eu des peintres comme Millet, Delacroix, Meissonier, qu’on ne peut depasser. Car quoique nous n’aimons pas autant Meissonier que certaines personnes, il n’y a pas à tortiller, lorsqu’on voit ses liseurs,15 sa halte16 et tant d’autres tableaux – c’est quelque chôse cela. Et alors on laisse de côté ce qui est son plus fort tout à fait, c. à d. la peinture militaire, parceque nous aimons moins cela que les champs. Néamoins pour être juste il faut bien dire qu’on ne peut pas dépasser ce qu’il a fait ou le changer. Encore une fois j’espère que la soeur s’est remise.
Bien le bonjour à tous.

t. à t.
Vincent.

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