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1Mon cher Theo,
1*j’ai à te remercier beaucoup d’un envoi de
2couleurs qui était encore accompagné d’un veston de laine excellent_1
3Que tu es bon pour moi et comme je voudrais pouvoir faire quelque
4chôse de bon afin de te prouver que je voudrais être moins ingrat_
5Tes couleurs m’arrivaient au bon moment car ce que j’avais
6rapporté d’Arles2 est presqu’épuisé. C’est que j’ai travaillé ce mois
7ci dans les vergers d’oliviers car ils m’avaient fait enrager
8avec leurs Christs au jardin où rien n’est observé.3 Bien entendu chez
9moi il n’est pas question de faire quelque chôse de la bible – et
10j’ai écrit à Bernard et aussi à Gauguin que je croyais que la
11pensée et non le rêve était notre devoir/ que donc j’étais étonné
12devant leur travail de ce qu’ils se laissent aller à cela. Car Bernard
13m’a envoyé photos d’après ses toiles_4 Ce que cela a c’est que ce sont
14des espèces de rêves & cauchemars/ qu’il y a de l’érudition – on voit
15que c’est quelqu’un qui raffole des primitifs – mais franchement
16les préraphaelites anglais5 faisaient cela bien mieux et
17puis Puvis et Delacroix c’est bien plus sain que ces préraphaelites_
18Donc cela me laisse pas froid mais cela me cause un sentiment
19pénible de dégringolade au lieu de progrès. Eh bien pour secouer
20cela/ matin et soir de ces jours clairs et froids mais par
21un bien beau et franc soleil/ je suis allé tripoter dans les
22vergers et il en est resulté 5 toiles de 306 qui avec les 3 études
23d’oliviers que tu as7 constituent au moins une attaque de la
24difficulté. L’olivier est changeant comme notre saule ou tétard
25du Nord. Tu sais que les saules sont fort pittoresques/
26malgré que cela paraisse monotone c’est l’arbre dans le
27caractère du pays. Or ce que le saule est chez nous/ exactement
28la même importance ont l’olivier et le cypres ici. Ce que j’ai fait
29est un peu dur et grossier réalisme à côté de leurs abstractions
30mais cela donnera pourtant la note agreste et sentira le terroir_– Que je voudrais
31voir les études sur nature de Gauguin et de Bernard/ le dernier me parle de
32portraits qui sans doute me plairaient davantage.
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33J’espère m’habituer à travailler dans le froid – le matin il y a des effets
34de gelée blanche et de brouillard fort interessants puis j’ai toujours
35le grand désir de faire pour les montagnes et pour les cyprès ce que je viens
36de faire pour les oliviers/ donner un coup de collier_
37C’est que cela a rarement été peint l’olivier et le cyprès et au point de vue
38de placer les tableaux cela doit aller en Angleterre/ je sais assez ce qu’ils cherchent
39par là_– Quoiqu’il en soit/ de cela je suis presque sûr de faire ainsi de temps à autre
40une chôse passable. C’est reellement de plus en plus mon opinion ainsi que je l’ai
41dit à Isaacson/8 en travaillant assidument sur nature sans se dire d’avance/ je veux faire
42ceci ou cela/ travaillant comme si l’on faisait des souliers/ sans préoccupations artistiques/
43on ne fera pas toujours bien mais les jours où l’on y pense le moins on trouve
44un motif qui se tient avec le travail de ceux qui nous ont dévancés_ On apprend
45à connaitre un pays qui est au fond tout autre qu’il ne parait à première vue_
46Au contraire on se dira/ je veux achever mes tableaux davantage/ je veux les faire avec
47'soin; un tas d’idées comme cela devant les difficultés du temps/ de l’effet changeant/
48se trouve reduit à ne pas être praticable et je finis par me résigner en
49disant/ c’est l’experience et le petit travail de chaque jour qui à la longue
50seul murit et permet de faire plus complet ou plus juste_ Alors
51le travail lent et long est la seule route et toute ambition d’y tenir à
52bien faire/ fausse_ Car il faut tout aussi bien rater des toiles en montant
53à la brèche chaque matin que d’en réussir_– Pour peindre/ l’existence
54tranquille réglée serait donc absolument necessaire et au temps qui court
55qu’y peut on/ lorsqu’on voit que par ex. Bernard est pressé pressé toujours pressé
56par ses parents. Il ne peut pas comme il veut et bien d’autres avec lui_
57Se dit-on/ je ne peindrai plus/ mais que fera-t-on alors? Eh – il faudrait
58inventer un procédé de peinture plus expeditif/ moins couteux que l’huile
59et pourtant durable. Un tableau... ca finira par devenir banal comme un
60sermon/ un peintre comme un être en retard d’un siècle. C’est pourtant
61dommage qu’il en soit ainsi. Or si les peintres eussent mieux compris Millet
62'comme homme – or de certains tel Lhermitte et Roll l’ont saisi – les chôses
63n’en seraient pas ainsi. Il faut travailler autant et avec aussi peu de prétentions
64qu’un paysan si on veut durer.
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65Et mieux aurait valu que de faire des expositions grandioses/ s’adresser au
66peuple et travailler pour que chacun puisse avoir chez soi des tableaux
67ou des reproductions qui soient des lecons comme l’oeuvre de Millet.
68Je suis tout à fait au bout de ma toile et lorsque tu pourras
69je te prie de m’en envoyer 10 mètres_– Alors je vais attaquer
70les cyprès et les montagnes. Je crois que cela doit être le centre
71du travail que j’ai fait çà et là en Provence et alors nous pouvons
72conclure le sejour ici lorsque cela conviendra_– Ce qui n’est pas
73pressé car Paris ne fait en somme que distraire_ Je ne sais pourtant
74pas n’etant pas toujours pessimiste – je me dis toujours que j’ai encore
75au coeur de peindre un jour une librairie de romans avec l’etalage
76jaune rose/ le soir/ et les passants noirs – c’est un motif si
77essentiellement moderne. Parceque ca parait aussi au figuré un tel
78foyer de lumière_– Tenez cela serait un motif qui ferait bien
79entre un verger d’oliviers et un champ de blé/ les semailles
80des livres/ des estampes_– Cela je l’ai bien au coeur pour le faire
81tel qu’une lumière dans les ténèbres. Oui il y a moyen de voir Paris
82en beau_– Mais enfin les librairies ne sont pas des lièvres et
83ca ne presse pas et j’ai bonne volonté pour travailler encore ici
84un an ce qui sera probablement plus sage.
85La mère doit depuis une bonne quinzaine être à Leyde.
86j’ai tardé à t’envoyer les toiles pour elles9 parceque je les joindrai à
87la toile du champ de blé pour les Vingtistes.10
88Bien des choses à Jo/ elle est bien brave de continuer à
89se bien porter.11 merci encore une fois des couleurs et
90du veston de laine et bonne poignée de main en pensee_

91t. à t_
92Vincent
 2r:4  2v:5

47 soin; < soin
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