1r:1
Mon cher Theo,
Ci inclus je t’envoie une liste de couleurs qu’il me faudrait encore le plus tôt possible.
Tu m’as fait un bien grand plaisir en m’envoyant ces Millet,1 j’y travaille avec zèle. À force de ne jamais rien voir d’artistique je m’avachissais et cela me ranime. J’ai fini la Veillée2 et ai en train les bêcheurs3 et l’homme qui met sa veste,4 toiles de 30, et le semeur plus petit.5 La Veillée est dans une gamme de violets et lilas tendres avec lumière de la lampe citron pâle puis la lueur orangée du feu et l’homme en ocre rouge. Tu verras cela.– il me semble que faire de la peinture d’après ces dessins de Millet soit les traduire dans une autre langue bien plutôt que de les copier. A part cela j’ai un effet de pluie6 en train et un effet de soir avec des grands pins.7
 1v:2
Et aussi une chûte des feuilles.8
La santé va fort bien – sauf souvent beaucoup de mélancolie cependant – mais je me sens bien bien mieux que cet été et même mieux que lorsque je venais ici et même mieux qu’à Paris. Aussi pour le travail les idées deviennent à ce qu’il me parait plus fermes. Mais alors je ne sais trop si tu aimeras ce que je fais maintenant. Car malgré ce que tu dis dans ta lettre précédente, que la recherche du style fait souvent du tort à d’autres qualités,9 le fait est que je me sens beaucoup poussé à chercher du style si tu veux mais j’entends par là un dessin plus mâle et plus volontaire. Si cela me fera davantage ressembler à Bernard ou Gauguin je n’y pourrais rien. Mais suis porté à croire qu’à la longue tu t’y ferais.
 1v:3
Car oui, il faut sentir l’ensemble d’une contrée – n’est ce pas là ce qui distingue un Cézanne d’autre chôse. Et Guillaumin que tu cites, lui en a tant de style et de dessin personnel. Enfin je ferai comme je pourrai.
À present que la plupart des feuilles sont tombées le paysage ressemble davantage au nord et alors je sens bien que si je revenais dans le Nord j’y verrais plus clair qu’auparavant.
La santé est une grande chôse et beaucoup depend de là aussi quant au travail.
Heureusement ces abominables cauchemars ne me tourmentent plus.
J’espère aller à Arles de ces jours ci.
Je voudrais bien que Jo voie la veillée, je crois que je te ferai un envoi sous peu mais cela sèche fort mal à cause de l’humidité de l’atelier. Ici il n’y a guère de cave ou de fondements dans les maisons et on sent l’humidité davantage que dans le nord.
A la maison on aura démenagé, je joindrai au prochain envoi 6 toiles pour eux.10 Est ce necessaire de les faire encadrer, peut être pas car cela n’en vaut pas la peine. Surtout ne fais pas encadrer les etudes que je t’envoie de temps en temps, on pourra le faire plus tard, inutile que cela prenne trop de place.
 1r:4
J’ai aussi fait une toile pour m. Peyron, une vue de la maison avec un grand pin.11
J’espère que ta santé et celle de Jo continuent à aller bien.
J’en suis si heureux que tu ne sois plus seul et que tout soit plus normal qu’auparavant.
Est ce que Gauguin est de retour, et que fait Bernard?12
à bientôt, je te serre bien la main à toi, à Jo, aux amis et crois moi

t. à t.
Vincent

Je cherche autant que possible à simplifier la liste des couleurs13 – ainsi c’est tres souvent que j’emploie comme autrefois les ocres.
Je sais bien que les études dessinées avec de grandes lignes sinueuses du dernier envoi n’etaient pas ce que cela doit devenir, pourtant j’ose t’engager à croire que dans le paysage on continuera à chercher à masser les chôses par le moyen d’un dessin qui cherche à exprimer l’enchevêtrement des masses. Ainsi te rappelles tu le paysage de Delacroix, la lutte de Jacob avec l’ange.–14 Et il y en a d’autres de lui! par ex. les falaises15 et justement les fleurs dont tu parles quelquefois.–16 Bernard a reellement trouvé des choses parfaites là-dedans. Enfin ne prends pas trop vite un parti pris contre.
Enfin tu verras que dans un grand paysage avec des pins, des troncs ocre rouge arretés par un trait noir,17 il y a déjà davantage de caractère que dans les precedents.18

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