1r:1
Ma chère soeur,
je te remercie beaucoup de ta dernière lettre et des nouvelles de Cor. De ces jours ci vous déménagerez et ce sera la dernière fois que je t’écrirai à Breda.
Très prochainement j’enverrai à Theo les études peintes que j’avais promises et il te les fera parvenir à Leyde. Voici ce que j’ai: Un verger d’oliviers1 – champ de blé avec moissonneur2 – Champs de blé et cyprès3 – Intérieur4 – Terrains labourés, effet du matin5 – Verger en fleur6 – et un portrait de moi.7 Mettons que dans le courant de l’année prochaine je t’en envoie autant, avec les deux que tu as8 cela ferait une petite collection et si tu eusses de la place assez je t’engagerais à les garder ensemble puisque à Leyde tu verras probablement des artistes de temps en temps et il se joindrait, j’ose croire, bientôt d’autres études aux miennes. Ne te gènes pas de les accrocher dans un corridor, dans la cuisine, dans un escalier.– Ma peinture est faite pour être vue surtout sur un fond simple. Je cherche à peindre de façon que cela fasse bien dans une cuisine, alors parfois je m’aperçois que cela fait bien dans un salon aussi mais de cela je ne me préoccupe jamais. Ici dans le midi nous avons affaire à des murailles nues, blanches ou jaunes ou bien ornées de papiers peints à grandes fleurs colorées. Il s’agit donc à ce qui me semble de procéder par des oppositions de couleurs franches.  1v:2 Il en est de même pour les cadres – les cadres que j’emploie me coûtent tout au plus 5 francs alors que les cadres dorés moins solides en coûteraient 30 ou plus. Et si le tableau fait bien dans un cadre simple pourquoi y mettre des dorures.
Ecoutes maintenant – si je m’engage volontiers à continuer à t’envoyer des études à toi et à la mère, j’aurais aussi un désir qui est presqu’un besoin, d’en faire encore quelquesunes en plus pour des personnes auquelles je pense souvent. Ainsi nos cousines Mmes Mauve et Lecomte, si tu les vois étant à Leyde dis le leur que si mon travail leur plait je leur en ferais volontiers, très volontiers mais surtout aussi je voudrais que Margot Begemann eût un tableau de moi.9 Mais le lui faire parvenir par ton intermédiaire est plus discret que le lui envoyer directement. Ainsi tu m’obligerais de faire en sorte que ces trois personnes que je viens de mentionner aient quelque chôse de moi. Cela ne presse pas mais de temps en temps j’ai bien le droit, oui le droit de travailler pour des amis qui sont tellement loin que probablement je ne les reverrai pas.
Le docteur d’ici a été à Paris et a été voir Theo,10 il lui a dit qu’il ne me considère pas comme aliéné mais que les crises que j’ai sont de nature épileptique. Ce n’est donc pas l’alcool non plus qui fut cause quoique bien entendu cela n’y fasse pas du bien. Mais qu’il est difficile, qu’il est difficile de reprendre sa vie ordinaire sans être absolument trop abattu par la certitude du malheur. Et on se cramponne aux affections du passé.
 1v:3
Ainsi comme je te le dis c’est pour moi presqu’un besoin absolu d’envoyer quelque chôse de mon travail en Hollande et si tu réussis à en faire accepter ce sera à moi de remercier.–
Tu trouveras le plus laid probablement l’intérieur, une chambre à coucher vide avec un lit en bois et deux chaises – et pourtant je l’ai peint deux fois en grand.–11 J’ai voulu arriver à un effet de simplicité comme on le trouve décrit dans Felix Holt.12 En te disant cela tu comprendras peutêtre vite le tableau mais il est probable que non prévenus cela reste ridicule pour d’autres. Faire de la simplicité avec des couleurs voyantes cela n’est pourtant pas commode et moi je trouve qu’il peut être utile de montrer qu’on puisse être simple avec autre chôse que du gris, blanc, noir et brun. Voilà la raison d’être de cette étude-là.
Tu trouveras trop jaunes mes champs de blé mais chez moi il ne faut pas commencer par dire, c’est trop jaune, trop bleu ou trop vert.–
Tu recevras ces études à Leyde je ne sais quand. Theo en fera probablement encadrer une à Paris pour que tu puisses les mettre dans un cadre si tu veux et puis les mettre à l’occasion dans une caisse de tableaux pour La Haye.
Mais enfin le tout est achevé en tant que quant à ma peinture et je t’assure que ce n’est pas ce que j’ai fait de plus mauvais. Je voudrais que tu eusses aussi la vigne rouge qu’a Théo de moi13 et si jamais je viens encore à Paris je la copierai pour toi.
Oui je reviens encore une fois sur cet intérieur, je voudrais certes que d’autres artistes eussent comme moi le goût, le besoin de simplicité. Dans la société actuelle cependant un idéal de simplicité rend la vie plus difficile et celui qui l’a, cet ideal – il n’arrive, comme est mon cas, qu’à ne pas pouvoir faire comme il veut.  1r:4 Mais enfin voilà pourtant il me semble ce que la societé devrait accorder à un artiste alors qu’actuellement on est obligé de vivre dans les cafés ou les auberges mauvaises. Les Japonais ont vécu dans des intérieurs très simples14 et quels grands artistes ont veçu dans ce pays! Si un peintre est riche dans notre société alors il vit dans une maison qui ressemble à un magasin de curiosités et cela non plus est bien artistique à mon goût. Et moi souvent j’en ai bien souffert de vivre tellement dans des conditions où l’ordre fut impossible, que j’en ai perdu la notion de l’ordre et de la simplicité.
Ce bon Isaäcson a voulu ecrire un article sur moi dans un journal Hollandais sur des tableaux absolument comme ceux que je t’envoie mais j’en serais tout triste de lire un tel article et je lui ai écrit pour lui dire cela. A present je travaille à une salle d’hôpital. Sur le devant un grand poele noir autour duquel quelques formes grises ou noires de malades, puis derrière la salle très longue dallée de rouge avec les deux rangées de lits blancs, les murailles blanches mais d’un blanc lilas ou vert et les fenêtres à rideaux roses, à rideaux verts et dans le fond deux figures de soeurs en noir et blanc. le plafond est violet avec de grands poutres.15 J’avais lu un article sur Dostoievsky qui avait ecrit un livre, Souvenirs de la maison des morts,16 et cela m’avait poussé à reprendre une grande étude que j’avais commencée dans la salle des fievreux à Arles. Mais c’est embêtant de faire des figures sans modèle.
J’ai encore lu une pensée de Carmen Sylva qui est bien juste: lorsque vous souffrez beaucoup – vous voyez tout le monde à une grande distance et comme au bout d’une immense arène – les voix mêmes paraissent venir de loin.–17 J’ai eprouvé cela dans ces crises à tel point que tous les gens que je vois alors me paraissent même si je les reconnais – ce qui n’est pas toujours le cas – arriver de très loin et etre tout différent de ce qu’ils sont en realité, tant il me semble y voir alors des ressemblances agreables ou desagreables avec des personnes que j’ai connues autrefois et ailleurs.
au revoir, je te souhaite toute prospérité dans ton travail de demenager et t’embrasse en pensee.

t. à t.
Vincent

top