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Mon cher Theo,
je viens de rentrer une toile à laquelle je travaille depuis quelque temps representant encore le même champ du faucheur. À present c’est des mottes de terre et le fonds les terrains arides puis les rochers des Alpines. Un bout de ciel bleu vert avec petit nuage blanc & violet. Sur l’avant plan: Un chardon et des herbes sèches. Un paysan trainant une botte de paille au milieu. C’est encore une etude rude et au lieu d’être jaune presqu’entierement cela fait une toile violette presque tout à fait. Des violets rompus et neutres.1
Mais je t’ecris cela parceque je crois que cela complètera le faucheur et fera mieux voir ce que c’est. Car le faucheur parait fait au hasard et ceci avec le mettra d’aplomb. Aussitôt seche je te l’envoie avec la repetition de la chambre à coucher.2 Je te prie beaucoup de les montrer, si l’un ou l’autre verra les etudes, ensemble à cause de l’opposition des complémentaires.
Puis j’ai fait cette semaine l’entrée d’une carrière qui est comme une chôse japonaise,3 tu te rappelles bien qu’il y a des dessins japonais de rochers où croissent cà et là des herbes et de petits arbres. Il y a des moments entre temps où la nature est superbe, des effets d’automne d’un glorieux comme couleur, des ciels verts contrastant avec des végétations jaunes, orangées, vertes, des terrains de tous les violets, l’herbe brûlée où les pluies ont néamoins rendu une derniere vigueur à certaines plantes qui se reprennent à produire des petites fleurs violettes, roses, bleues, jaunes. Des chôses qu’on est tout mélancolique de ne pouvoir rendre.
Et des ciels – comme nos ciels du nord mais les couleurs des couchers et des levers de soleil sont plus variées et plus franches. Comme dans les Jules Dupré et les Ziem.
J’ai aussi deux vues du parc et de la maison de santé où ce lieu parait fort agréable. J’ai cherché à reconstruire la chôse comme cela a pu être en simplifiant et en accentuant le caractère fier et inalterable des pins et des buissons de cèdre contre le bleu.4
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Enfin – si serait qu’ils se souviendraient de moi – ce à quoi je ne tiens pas – il y aura de quoi envoyer quelque chôse de coloré aux vingtistes. Mais cela m’est indifferent. Ce qui ne m’est pas indifférent c’est qu’un homme qui m’est très supérieur, Meunier, ait peint les scloneuses du Borinage et le trait allant à fosse et les usines, leurs toits rouges et leurs cheminées noires contre un ciel gris fin5 – toutes chôses que j’ai rêvées de faire, sentant que ce n’était pas fait et que cela devait être peint. Et encore il y a pour les artistes des sujets à l’infini par là et il faudrait descendre dans le fond et peindre les effets de lumière.
Si tu n’as pas encore expedié la toile et les couleurs6 saches que je suis absolument sans toile à présent.
Et j’allais te demander si serait le cas que tu trouverais difficulté à envoyer le montant de ce que je lui dois à m. Peyron tout de suite,7 s’il t’etait possible de m’envoyer alors par bon de poste une quinzaine de francs j’irais un de ces jours à Arles.
Souvent il me semble que si Gauguin etait resté ici il n’y aurait rien perdu car je vois bien aussi dans la lettre qu’il m’a écrite qu’il n’est pas en plein dans son fort.8 Et je sais bien à quoi cela tient – ils sont trop gênés pour trouver les modèles, et vivre à si bon compte qu’il croyait possible dans le commencement n’aura pas duré. Cependant avec sa patience l’année prochaine sera peut être épatante. mais alors il n’aura pas Bernard avec lui si celui là fait son service.9
Est ce que tu sens combien les figures de Jules Breton et Billet10 et autres resteront. Ces gens-là ont vaincu la difficulté des modèles et c’est beaucoup cela. Et un tableau d’Otto Weber du bon temps (pas des anglais)11 comme cela doit se maintenir. Une hirondelle n’amène pas le printemps et une idée nouvelle n’abat point des oeuvres faites et parfaites. C’est là le terrible des impressionistes que le développement de la chôse cloche et qu’ils restent des années devant des obstacles dont la génération précédente avait triomphé, la difficulté d’argent et de modèles. Et ainsi Breton, Billet et autres doivent bien s’en moquer et s’etonner et dire: “mais voyons à quand vos paysans et vos paysannes”.– Moi je me sens pour un honteux et défait.
j’ai copié cette femme avec un enfant assise auprès d’un foyer de Mme Dumont Breton, presque tout violet,12 je vais certainement continuer à copier, cela me fera une collection à moi et lorsque ce sera  1v:3 important et complet assez je donne le tout à une école.
Je peux t’annoncer aussi que prochain envoi tu feras plus amplement connaissance avec les Alpines du bon Tartarin13 que jusqu’à présent – sauf la toile des montagnes14 – tu n’as encore vu se defiler que tout au fond des toiles. J’en ai une étude plus rude que la précédente des montagnes. Un ravin très sauvage où se faufile un mince ruisseau dans son lit de rochers.15
C’est tout violet. De ces Alpines je pourrais certes faire toute une série car les ayant vus à présent longtemps je me suis un peu fait à cela. Tu te rappelles ce beau paysage de Monticelli que nous avons vu chez Delarebeyrette d’un arbre sur des rochers contre un couchant.16 Des effets comme cela il y en a beaucoup à présent, seulement je ne peux jamais être dehors à l’heure du coucher de soleil sans quoi j’en aurais essayé.
Est ce que la santé de Jo continue à aller bien. je crois qu’en somme cette année est plus heureuse pour toi que les précédentes. Pour moi la santé va bien de ces jours ci – je crois bien que M. Peyron a raison lorsqu’il dit que je ne suis pas fou proprement dit car ma pensée est absolument normale et claire entre temps et même davantage qu’auparavant. mais dans les crises c’est pourtant terrible et alors je perds connaissance de tout. Mais cela me pousse au travail et au serieux comme un charbonnier toujours en danger se dépêche dans ce qu’il fait. La mère et la soeur feront leurs préparatifs de déménagement.
Je t’envoie ci inclus un mot pour Isaacson, Bernard et Gauguin. C’est naturellement pas pressé du tout de le leur remettre. la première fois qu’ils viendront te voir suffit. Le soir je m’embête à mourir, mon dieu la perspective de l’hiver n’est pas gaie.
J’espère que tu auras reçu en bon ordre les toiles expediées il y a une dizaine de jours.
Je m’en vais faire une longue course dans les montagnes pour chercher des sites. à bientôt – surtout envoie la couleur et la toile si c’est pas expédié car je n’ai plus de toile du tout ni de blanc de zinc.
Bien des chôses à Jo.

t. à t.
Vincent.

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