1r:1
1Mon cher Theo,
1*depuis que je t’ai écrit je
2vais mieux et tout en ne sachant pas si cela
3durera je ne veux pas attendre plus longtemps
4pour t’écrire de nouveau_
5Merci encore une fois de cette belle eau-forte d’après
6Rembrandt. je voudrais bien connaitre le
7tableau et savoir à quelle epoque de sa vie il l’a
8peint_1 Tout cela rentre avec le portrait
9de Fabritius de Rotterdam/2 le voyageur de
10la galerie Lacaze/3 dans une cathégorie
11speciale où le portrait d’un être
12humain se transforme en je ne sais
13quoi de lumineux et de consolant_
14Et comme cela est très différant de
15Michel Ange ou de Giotto quoique
16ce dernier s’en rapproche pourtant
17et qu’ainsi Giotto forme comme le
18trait d’union possible entre l’école
19de Rembrandt & les italiens.

[sketch A]
20J’ai hier recommencé à travailler un peu – une chôse
21que je vois de ma fenêtre – un champ de chaume jaune
22qu’on laboure/ l’opposition de la terre labourée violacée
23avec les bandes de chaume jaune/ fond de
24collines.4
 1v:2
25Le travail me distrait infiniment mieux qu’autre
26chôse et si je pouvais une fois bien me lancer
27là-dedans de toute mon énergie ce serait
28possiblea le meilleur remède_
29L’impossibilité d’avoir des modèles/ un tas d’autres
30chôses/ empêchent de parvenir cependant_
31Enfin il faut bien que j’essaie de prendre
32les chôses un peu passivement et patienter_
33Je pense bien souvent aux copains en Bretagne.5
34qui certes sont en train de faire du meilleur
35travail que moi. Si avec l’expérience que j’en ai
36à présent il m’était possible de recommencer
37je n’irais pas voir dans le Midi.
38Etais-je indépendant et libre/ j’aurais néanmoins
39conservé mon enthousiasme car il y a de bien
40belles choses à faire_
41Ainsi les vignes/ les champs d’oliviers_
42Si j’avais confiance dans l’administration
43d’ici/ rien ne serait mieux et plus simple
44que de mettre tous mes meubles ici
45à l’hospice et de continuer tranquillement_6
46En cas de guérison ou dans les intervalles
47je pourrais tôt ou tard revenir à Paris
48ou en Bretagne pour un temps.
49Mais d’abord ils sont ici très chers et
50puis à présent j’ai peur des autres malades_7
51Enfin un tas de raisons font que je ne
52crois pas que j’ai eu de la chance pas ici
53non plus.
54J’exagère peut-être dans le chagrin
55que j’ai d’être encore foutu en bas par la
56maladie – mais j’ai comme peur_
57Tu me diras ce que je me dis aussi/
58que la faute doit être en dedans de moi
59et non aux circonstances ou à d’autres
60personnes. Enfin c’est pas gai.
 1v:3
61M. Peyron a été bon pour moi et il a
62une longue expérience/ je ne mépriserai
63pas ce qu’il dit ou juge bon.
64Mais aura-t-il une opinion arrêtee/ t’-a-t il
65écrit quelque chôse de clair?? et de
66possible.–
67Tu vois que je suis encore de bien mauvaise humeur/
68c’est que ça ne va pas_– Puis je me trouve imbécile
69d’aller demander la permission de faire des tableaux
70à des médecins. Il est d’ailleurs à espérer que si tôt
71ou tard je guérisse/ jusqu’à un certain point ce
72sera parceque je me serai guéri en travaillant/
73ce qui fortifie la volonté et
74conséquemment laisse moins de prise
75à ces faiblesses mentales.
76Mon cher frère je voulais t’écrire mieux que ça
77mais cela ne va pas fort. J’ai grand desir
78d’aller dans les montagnes peindre des
79journées entières/ j’espère qu’ils me laisseront
80de ces jours ci_
81Tu verras bientôt une toile d’une cabane dans les
82montagnes8 que j’avais faite impressioné par ce
83livre de Rod.9 Ce serait bon pour moi de rester
84dans une ferme pour un temps/ au
85moins y ferais je peutêtre du bon travail_
86Je dois écrire à la mere et à Wil de ces jours
87ci_ Wil a demandé de lui envoyer un tableau
88et je voudrais bien par même occasion en
89donner un à Lies aussi qui n’en a pas encore
90à ce que je sache.10
91Qu’en dis tu que la mère va habiter Leyden_
92je lui donne raison dans ce sens que je
93comprends qu’elle languisse d’après ses
94petits enfants.11 Et puis il n’y aura plus
95guère personne de nous autres en
96Brabande_
97Parlant de cela – il n’y a pas très long-
98temps à Arles je lisais je ne sais plus quel
99livre de Henri Conscience. Si tu veux
100c’est excessivement sentimental/ ses paysans/
101mais parlant d’impressionisme sais tu qu’il  1r:4
102y a là-dedans des descriptions de paysage avec des
103notes de couleur d’un juste/ d’un senti/ d’un primitif
104de premier ordre. Et c’est toujours comme cela.
105Ah mon cher frère ces bruyeres-là de la Campine12
106c’etait pourtant quelque chose. Mais enfin cela
107ne reviendra pas/ et en avant_
108Il – Conscience – avait decrit une maisonette toute
109neuve avec toit de tuile tout rouge en plein soleil/
110un jardin avec de l’oseille et oignons/ les pommes
111de terre à verdure sombre/ une haie de hêtre/ une vigne et plus loin
112les sapins/ les genets tout jaunes_13 N’aie pas peur/
113c’etait pas du Cazin14 mais du Claude Monet_
114Puis dans l’exces même de sentimentalité il y a de
115l’originalité_
116Et moi qui sens cela et ne peux rien foutre nom
117d’un chien/ n’est ce pas emmerdant_
118Si tu rencontres des occasions pour les lithographies
119Delacroix/ Rousseau/ Diaz &c_/ des artistes
120anc. & modernes/ Galeries modernes &c./ je ne saurais
121trop te recommander d’en garder car tu verras
122que cela deviendra rare_ C’etait pourtant bien
123le moyen de populariser les belles choses que ces
124feuilles à 1 franc de dans le temps/ ces eauxfortes &c_
125'd’alors. Tres intéressant la brochure Rodin –
126Claude Monet. que j’aurais voulu voir cela_
127Inutile de dire que neamoins je suis pas
128d’accord lorsqu’il dit que Meissonnier n’est rien
129et que Th_ Rousseau n’est pas grand chôse_15
130Les Meissonnier et les Rousseau sont quelque
131chôse de fort intéressant pour ceux qui les
132aiment et cherchent à savoir ce que sentait
133l’artiste_ Que tous soient de cet avis n’est
134pas possible parcequ’il faut en avoir vu et regardé
135et c’est plus rare que des pavés. Or un Meissonnier
136si on le regarde un an durant/ il y a encore
137pour l’année prochaine à regarder/ soyez
138tranquille. Sans compter que c’est un homme
139qui a eu ses jours de bonheur/ de trouvailles
140parfaites. Certes je le sais/ Daumier/
141Millet/ Delacroix ont un
142autre dessin – mais cette
143facture de Meissonnier/  2r:5
144ce quelque chose d’essentiellement Français
145surtout/ alors que les vieux Hollandais n’y
146trouveraient rien à redire et pourtant
147c’est autre chose qu’eux et c’est moderne/
148faut-il être aveugle pour croire
149que Meissonnier ne soit pas un artiste
150et – de premier ordre.
151A-t-on fait beaucoup de chôses donnant
152mieux la note du XIX siecle que le
153portrait d’Hetzel?16 Lorsque Besnard faisait
154ces deux très beaux panneaux/ l’homme primitif
155et l’homme moderne/ que nous avons vus chez
156Petit/ en faisant de l’homme moderne un
157liseur il avait la même idée.–17
158Et toujours je regretterai que de nos jours on croie à
159l’incompatibilité de la generation de mettons
16048 et l’actuelle. Je crois moi que les
161deux se tiennent quand même tout en
162ne pouvant le prouver.
163Tiens prends le bon Bodmer. Est ce qu’il
164'n’a pu etudier la nature en chasseur/ en sauvage/
165ne l’a-t-il pas aimée et connue avec experience
166d’une longue vie mâle entiere – et
167crois tu que le premier parisien venu qui
168s’en aille à la banlieue en sache autant
169ou plus parcequ’il fera un paysage avec
170des tons plus crus. Non pas que ce soit mal
171d’employer des tons purs et heurtés/
172non pas qu’au point de vue du coloris
173je sois toujours admirateur de Bodmer
174mais j’admire et j’aime l’homme
175qui connaissait toute la forêt de Fontainebleau
176à partir de l’insecte jusqu’au sanglier
177et du cerf jusqu’à l’alouette_ Du grand
178chène et du bloc de rocher jusqu’à la fougère
179et du brin d’herbe.
180Or une chose comme çà/ ne la sent/ ne
181la trouve pas qui veut_
 2v:6
182Et Brion – oh un faiseur de tableaux de genre
183alsaciens me dira-t-on_– C’est bien il a
184en effet fait le repas des fiancailles/ le mariage
185protestant &c_18 qui en effet sont alsaciens_
186Lorsque personne ne se trouve à meme
187d’illustrer les miserables/ lui pourtant
188le fait d’une façon jusqu’à présent
189pas surpassée et il ne se trompe pas
190dans ses types.19 C’est il peu de chôse que
191de tellement bien connaitre les gens/
192l’humanité de cette periode-là/ tellement
193bien qu’on ne se trompe guère d’expression
194et de type_
195Ah – à nous autres il nous faudrait
196vieillir en travaillant dur et c’est
197pourquoi qu’alors nous nous
198morfondons lorsque cela ne va pas_
199Je crois que si un jour tu verras le musée Brias
200de Montpellier je crois qu’alors rien ne
201t’émotionnera plus que Brias lui-même
202alors qu’on se rend compte d’après ses achats
203de ce qu’il a cherché à être pour les artistes_
204C’est un peu désespérant lorsqu’on voit
205de certains portraits de lui tellement
206le visage est navré et evidemment contrarié_20
207Si l’on ne reussit pas dans le
208midi c’est que reste toujours celui là
209qui a souffert toute sa vie
210pour cette cause-là.
211Les seuls portraits sereins sont le
212Delacroix21 et le Ricard_22
213Par exemple par un grand hasard
214celui par Cabanel est juste et comme
215observation fort interessant. au moins
216cela donne une idée de l’être_23
 2v:7
217Cela me fait plaisir que la mere de Jo
218soit venu à Paris. L’année prochaine
219ce sera peut-être un peu différent et tu
220auras un enfant et cela apporte pas
221mal de petites misères de la vie
222humaine24 – mais de certaines grandes
223misères de spleen etc_ disparaissant
224à tout jamais c’est certes ainsi que cela
225doit aller.–
226Bientôt je t’écris de nouveau/ je ne t’ecris
227pas comme j’aurais voulu/ j’espère
228que tout va bien chez toi & continuera
229à aller bien. Suis fort fort content
230de ce que Rivet t’aie débarassé
231de la toux qui m’inquiétait bien
232un peu aussi.
233Ce que j’avais dans la gorge tend
234à disparaitre/25 je mange encore
235avec quelque difficulté mais enfin
236ça a repris.
237Bonne poignée de main à
238toi & à Jo.

239t. à t.
240Vincent.


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