1r:1
Cher frère & soeur.
La lettre de Jo1 m’apprend ce matin une bien grossea nouvelle, je vous en félicite, et suis très content de l’apprendre. J’ai été bien touché de votre raisonnement alors que vous dites qu’étant ni l’un ni l’autre en aussi bonne santé que paraisse désirable à pareille occasion, vous ayez éprouvé comme un doute, et en tous cas un sentiment de pitié pour l’enfant à venir a traversé votre âme. Cet enfant dans ce cas-là a-t-il même avant sa naissance été moins aimé que l’enfant de parents très sains desquels le premier mouvement eut été une joie vive? Certes non.– Nous connaissons si peu la vie qu’il est si peu de notre compétence de juger du bon & du mauvais, du juste ou de l’injuste et dire que l’on soit malheureux parce que l’on souffre n’est pas prouvé. Sachez que l’enfant de Roullin leur est venu souriant et très bien portant alors que les parents étaient aux abois.2 Donc prenez cela comme cela est, attendez avec confiance et possedez votre âme avec une longue patience ainsi que le dit une bien vieille parole et avec bonne volonté.3 Laissez faire la nature.
Pour ce que vous dites de la santé de Theo, tout en partageant de tout mon coeur, ma chère soeur, vos inquiétudes je dois pourtant vous rassurer, precisément parceque j’ai vu que sa santé est, comme d’ailleurs la mienne, plutôt changeante et inégale que faible.
 1v:2
J’aime beaucoup à croire que les maladies nous guerissent parfois c.à.d. que alors que le malaise sort en crise c’est une chôse nécessaire au recouvrement d’un état de corps normal. Non, dans la suite du mariage il reprendra ses forces ayant encore de la réserve de jeunesse et de puissance de se refaire.
J’en suis bien content de ce qu’il ne soit plus seul et vraiment je n’en doute pas que dans la suite il reprenne son tempérament d’autrefois. Et puis surtout lorsqu’il sera père et que le sentiment de paternité lui viendra ce sera autant de gagné.
Dans ma vie de peintre et surtout lorsque je suis à la campagne il m’est moins difficile à moi d’être seul parceque à la campagne on sent plus aisément les liens qui nous unissent tous. Mais en ville, comme lui y a fait ses dix ans de suite chez les Goupil à Paris, c’est pas possible d’exister seul. Ainsi avec de la patience cela reviendra.
Je vais demain à Arles chercher des toiles qui sont encore par là, que je vous enverrai sous peu.4 Et je vais vous en envoyer aussitôt que possible pour essayer de vous faire avoir, tout en étant en ville, des idées de paysan.
J’ai causé ce matin un peu avec le medecin d’ici5 – il me dit – ce qui était absolument ce que j’avais deja pensé – qu’il faut attendre un an avant de se croire gueri puisqu’un rien pourrait faire revenir une attaque.
 1v:3
Alors il m’a offert de prendre ici mes meubles pour que nous n’ayons pas doubles frais.6 Demain j’irai causer de cela à Arles avec M. Salles.
Lorsque je suis venu ici j’ai laissé à M. Salles 50 francs pour régler l’hospice à Arles, il est certain qu’il en aura de reste. Mais ayant encore assez souvent eu besoin de différentes choses, ici le surplus qu’avait M. Peyron est épuisé. Je suis un peu surpris moi qu’en vivant avec la plus grande sobrieté possible et regularité depuis 6 mois, sans avoir mon atelier libre, je ne dépense pas moins ni ne produis davantage que l’année précédente relativement moins sobre. et interieurement je ne me sens ni plus ni moins de remords &c. si on veut. Suffit pour dire que tout ce qu’on appelle bien & mal est pourtant à ce qui me parait assez relatif. Je vis sobre ici parceque j’ai la possibilité de le faire. je buvais autrefois parceque je ne savais plus comment faire autrement. Enfin cela m’est d’un égal!!! La sobrieté, très calculée c’est vrai, mène cependant à un état d’être où la pensée, si on en a, va plus couramment. Enfin c’est une différence comme de peindre gris ou coloré. Je vais en effet peindre plus gris.7
Seulement au lieu de payer de l’argent à un proprietaire on le donne à l’asile, je ne vois pas la différence – et ce n’est guère meilleur marché. Le travail est en dehors et m’a toujours coûté beaucoup.
Je te remercie beaucoup de l’envoi de couleurs et de toile dont je suis très content.8 J’espère aller refaire des oliviers. Des vignes il y en a malheureusement très peu ici.
La santé va pourtant bien et j’ai un sentiment assez pareil à ce que j’ai eu etant beaucoup plus jeune alors que j’étais aussi très sobre, on disait alors trop je crois. Mais c’est égal,9 je chercherai à me débrouiller.
 1r:4
Pour ce qui est d’être le parrain d’un fils de toi, alors que d’abord cela peut être une fille, vrai, dans les circonstances je préférerais attendre jusqu’à que je ne sois plus ici. Puis la mère certes y tiendrait un peu qu’on l’appèle après notre père, moi pour un trouverais cela plus logique dans les circonstances.
Je me suis beaucoup amusé hier en lisant measure for measure.10 Puis j’ai lu Henry VIII où il y a de si beaux passages ainsi celui de Buckingham et les paroles de Wolsey après sa chute.11
Je trouve que j’ai de la chance de pouvoir lire ou relire cela à mon aise et puis j’espère bien lire enfin Homère. Dehors les cigales chantent à tue tête, un cri strident dix fois plus fort que celui des grillons et l’herbe toute brûlée prend des beaux tons de vieil or. Et les belles villes du midi sont à l’etat de nos villes mortes le long de la Zuyderzee autrefois animées.12 Alors que dans la chute et la decadence des choses, les cigales chères au bon Socrate ont resté.13 Et ici certes ils chantent encore du vieux grec.
Si notre ami Isaacson les entendait il s’épanouirait.14
Ce que Jo écrit de ce que vous mangiez toujours à la maison, c’est parfait. Enfin, je trouve que cela va fort bien et encore une fois tout en partageant de tout mon coeur toutes les inquietudes qu’on voudra sur la santé de Theo, chez moi l’espoir prédomine que dans ce cas un état plus ou moins maladif n’est que le résultat des efforts de la nature pour se redresser. Patience. Mauve pretendait toujours que la nature etait bonne et même bien davantage que d’habitude on croyait. Y a-t-il quelque chôse dans son histoire qui prouve qu’il se soit trompé. Ses mélancolies des derniers temps croiriez vous? Je serais moi porté à croire autre chôse.
A bientôt, mais j’ai voulu tout de suite vous écrire que cette nouvelle de ce matin me fait bien plaisir. Poignées de main et

t. à v.
Vincent.

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