1r:1
Mon cher Theo,
Ci-inclus je t’envoie une lettre de la mère,1 naturellement tu sais toutes les nouvelles y contenues. Je trouve que Cor est très consequent en allant là.–2 Ce que cela a de différent avec rester en Europe c’est que là-bas on ne saurait comme ici etre obligé de subir l’influence de nos grandes villes si vieilles que tout y semble radoter et à l’etat vaccillant. Alors au lieu de voir ses forces vitales et l’energie native et naturelle s’évaporer dans la circumlocution, possible que loin de notre société on soit davantage heureux. Il en serait autrement que cela n’empêcherait pas que ce soit agir avec droiture et conséquent à son education pour lui de ne pas hésiter à accepter cette situation. Maintenant ce n’est donc pas pour te faire part de toute ces nouvelles que tu sais, que je t’envoie la lettre. Mais c’est pour que tu en observes un peu combien l’écriture en est d’un ferme et d’une régularité assez remarquable lorsqu’on y songerait que ce soit vrai ce qu’elle dit, qu’elle est “une mère de presque 70 ans”. Et ainsi que tu me l’as déjà écrit et la soeur aussi, qu’elle semblait rajeunie,3 je le vois moi-même à cette ecriture si claire et à sa logique plus serrée dans ce qu’elle ecrit et la simplicité avec laquelle elle apprecie les faits. Je crois maintenant que ce rajeunissement lui vient decidemment de ce qu’elle est contente que tu te sois marié, ce qu’elle avait depuis si longtemps désiré; et moi je t’en félicite de ce que ton mariage peut vous donner à toi et à Jo le plaisir assez rare de voir rajeunir votre mère. C’est bien pour cela que je t’envoie cette lettre. Car mon cher frère il est quelquefois nécessaire plus tard de se souvenir – et cela tombe si bien que juste au moment où elle aura la grosse douleur de se séparer de Cor – et ce sera raide cela – elle soit consolée en te sachant marié. Si la chôse etait possible il ne faudrait pas attendre tout à fait un an entier avant de retourner en Hollande car elle languira de te revoir, toi et ta femme.
En même temps, ayant marié une Hollandaise cela pourrait dans quelques années, plus tôt ou plus tard, rechauffer les relations d’affaires avec Amsterdam ou la Haye.
Enfin encore une fois je n’ai pas vu moi une lettre de la mère dénotant autant de serenité intérieure et de calme contentement que celle ci – pas depuis bien des années. Et je suis sûr que cela vient de ton mariage. On dit que cela porte longue vie de contenter ses parents.
 1v:2
Je te remercie maintenant beaucoup de l’envoi de couleurs, deduis les de la commande faite depuis mais si toutefois cela se peut, pas pour la quantité de blanc.4 Je te remercie egalement bien cordialement du Shakespeare.5 Cela va m’aider à ne pas oublier le peu d’anglais que je sais – mais surtout c’est si beau.
j’ai commencé à lire la serie que j’ignore le plus, qu’autrefois etant distrait par autre chose ou n’ayant pas le temps il m’etait impossible de lire, la serie des rois. j’ai déjà lu Richard II, Henry IV et la moitié de Henry V.6 Je lis sans réflechir si les idees des gens de ce temps-là sont les memes que les notres ou ce qui en devient lorsqu’on les met face en face avec des croyances republicaines, socialistes &c. Mais ce qui m’y touche comme dans de certains romanciers de notre temps c’est que les voix de ces gens, qui dans ce cas de Shakespeare nous parviennent d’une distance de plusieurs siecles, ne nous paraissent pas inconnues. C’est tellement vivant qu’on croit les connaitre et voir cela.
Ainsi ce que seul ou presque seul Rembrandt a parmi les peintres, cette tendresse dans des regards d’etres que nous voyons soit dans les pèlerins d’Emmaus,7 soit dans la fiancée juive,8 soit dans telle figure etrange d’ange ainsi que le tableau que tu as eu la chance de voir9 – cette tendresse navrée, cet infini surhumain entreouvert et qui alors parait si nature, à maint endroit on le rencontre dans Shakespeare. Et puis des portraits graves ou gai tel le Six,10 tel le voyageur,11 tel la Saskia,12 c’est surtout cela dont c’est plein. Quelle bonne idée le fils de Victor Hugo a eu de traduire tout cela en Français de façon à ce que cela soit ainsi à la portee de tous.13 Lorsque je songe aux impressionistes et à toutes ces questions d’art d’à présent, comme il y a justement pour nous autres des lecons là-dedans.
Ainsi de ce que je viens de lire l’idée me vient que les impressionistes aient mille fois raison. alors même ils doivent y réflechir longtemps et toujours. s’il suit de là qu’ils aient le droit ou le devoir de se faire justice à eux mêmes  1v:3 et s’ils osent se dire primitifs, certes ils feraient bien d’apprendre à être primitifs comme gens un peu aussi avant de prononcer le mot primitif comme un titre qui leur donnerait des droits à quoi que ce soit.14 Mais ceux qui seraient cause de ce que les impressionistes soient malheureux, eh bien naturellement le cas pour eux est grave, aussi lorsqu’ils s’en moquent.
Et puis livrer une bataille sept fois par semaine paraitrait ne pas devoir pouvoir durer.
C’est épatant comme l’abbesse de Jouarre, lorsqu’on y songe, se tient cependant même à côté de Shakespeare.15
Je crois que Renan s’est payé cela afin de pouvoir une fois dire de belles paroles en plein et à son aise parceque c’est des belles paroles.
Afin que tu aies une idée de ce que j’ai en train je t’envoie aujourd’hui une dizaine de dessins, tous d’après des toiles en train.16
La dernière commencée est le champ de blé où il y a un petit moissonneur et un grand soleil. La toile est toute jaune à l’exception du mur et du fond de collines violacés.17 La toile qui comme motif est presque pareille est différente comme coloration étant d’un vert grisâtre et un ciel blanc & bleu.18
Que je songe à Reid en lisant Shakespeare et comme j’ai plusieurs fois songé à lui étant plus malade qu’à présent. Trouvant que j’avais été infiniment trop dur et peutêtre décourageant pour lui avec ce que je prétendais qu’il valait mieux aimer les peintres que les tableaux.19 Il n’est pas de ma compétence de faire ainsi des distinctions, même pas devant le problème que nous voyons nos amis vivants tant souffrir du manque d’argent assez pour se nourrir et payer leur couleur, et d’autre part les grands prix qu’on paye les toiles de peintres morts. Dans un journal je lisais une lettre d’un amateur de chôses grecques à un de ses amis, où se trouvait cette phrase “toi qui aimes la nature, moi qui aime tout ce qu’a fait la main de l’homme, cette difference dans nos gouts au fond en fait l’unité.”20 Et je trouvais cela mieux que mon raisonnement.
 1r:4
J’ai une toile de cyprès avec quelques épis de blé, des coquelicots, un ciel bleu, qui est comme une étoffe bariolée écossaise.21 celle là qui est empâtée comme les Monticelli et le champ de blé avec le soleil qui représente l’extrême chaleur,22 très empatée aussi, je crois que cela lui expliquerait plus ou moins cependant qu’en étant amis avec nous il ne pouvait pas y perdre beaucoup. Mais cela est vrai de notre côté aussi et justement parcequ’on avait peutetre raison de desapprouver son procèsa il faudrait de notre côté faire une démarche de rapprochement.23 Enfin je n’ose pas encore ecrire maintenant de peur de dire trop de bêtises mais plus sûr de ma plume j’aurais grande envie de lui ecrire un jour. Il en est de même pour d’autres amis mais je me suis bien dit qu’avant de pouvoir, même dans les meilleures circonstances, arriver à ce “être un peu plus sûr de moi”, il fallait attendre le plus longtemps possible.
J’ai encore à Arles des toiles qui n’étaient pas sèches lorsque je partis, j’ai grande envie d’aller les prendre de ces jours ci pour te les envoyer. il y en a une demi douzaine.24 Les dessins me paraissent avoir peu de couleur cette fois ci et pour un peu le papier trop lisse en est bien cause.
Enfin l’arbre pleureur25 et la cour de l’hospice d’Arles26 sont plus colorés mais cela te donnera pourtant une idée de ce que j’ai en train.27 La toile du faucheur deviendra quelque chose comme le semeur de l’autre année.28
Comme plus tard les livres de Zola demeureront beau justement parceque cela a de la vie.
Ce qui a vie aussi c’est que la mère est contente que tu sois marié et je trouve que cela à vous memes, toi et Jo, ne saurait être désagreable. Mais la séparation de Cor sera pour elle d’un dur difficile à concevoir. Apprendre à souffrir sans se plaindre,29 apprendre à considérer la douleur sans repugnance c’est justement un peu là qu’on risque le vertige; et cependant se pourrait-il, cependant entrevoit on même une vague probabilité que dans l’autre côté de la vie nous nous apercevrons des bonnes raisons d’être de la douleur, qui vu d’ici occupe parfois tellement tout l’horizon qu’elle prend des proportions de deluge désesperantes. De cela nous en savons fort peu, des proportions, et mieux vaut regarder un champ de blé, même à l’état de tableau. Je vous serre bien les mains et à bientôt de vos nouvelles j’espere. Bonne santé tous deux.

t. à t.
Vincent

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