1r:1
Mon cher Theo,
Ci inclus tu trouveras une commande de couleurs qui remplacerait celle dans ma lettre précedente.1 Nous avons eu des journées de belle chaleur et j’ai mis encore d’autres toiles en train, de sorte qu’il y en a 12 de toiles de 30 sur le chantier.2 Deux études de cyprès de cette difficile nuance vert bouteille.3 J’en ai travaillé les avant plans par des empâtements de blanc de céruse ce qui donne de la fermeté aux terrains. Je crois que tres souvent les Monticelli étaient préparés ainsi. Là-dessus on passe alors d’autres couleurs. Mais je ne sais si les toiles sont fortes assez pour ce travail-là.
En parlant de Gauguin, de Bernard et de ce qu’ils pourraient bien nous faire de la peinture plus consolante,4 je dois pourtant ajouter ce que d’ailleurs j’ai souvent dit à Gauguin lui-même, qu’alors il ne faut pas oublier que d’autres en ont deja fait. Mais quoi qu’il en soit, hors Paris on oublie vite Paris, en se jetant en pleine campagne on change d’idées. Mais moi pour un je ne saurais oublier toutes ces belles toiles de Barbizon alors, et faire mieux que ça me parait peu probable et d’ailleurs pas nécessaire.
Que fait André Bonger, dans tes deux ou trois dernières lettres tu ne parles pas de lui.
Pour moi la santé va toujours fort bien. et le travail me distrait.
J’ai reçu, d’une des soeurs probablement, un livre de Rod qui est pas mal mais dont le titre, le sens de la vie, est bien un peu prétentieux pour le contenu à ce qui me paraitrait.
Surtout c’est peu réjouissant. L’auteur me parait devoir beaucoup souffrir des poumons. et conséquemment un peu de tout.
 1v:2
Enfin il en convient qu’il trouve des consolations dans la compagnie de sa femme ce qui est très bien vu mais enfin pour mon propre usage il ne m’apprend absolument rien sur le sens de la vie, dans n’importe quel sens. De mon côté je pourrais le trouver un peu blasé et m’étonner de ce qu’il aie fait imprimer de ces jours ci un livre comme cela et qu’il vende cela à raison de fr 3.50.5
Enfin je préfère Alphonse Karr, Souvestre, Droz parceque c’est un peu plus vivant encore que ceci. Il est vrai que je suis peut être ingrat, n’appréciant même pas l’abbé Constantin et autres productions littéraires qui illuminent le doux règne du naif Carnot.6
Il parait que ce livre a fait grande impression sur nos bonnes soeurs. Wil m’en avait du moins parlé mais les bonnes femmes et les livres cela fait deux.
J’ai relu avec bien du plaisir Zadig ou la destinée de Voltaire. C’est comme Candide. Là au moins le puissant auteur fait entrevoir qu’il y reste une possibilité que la vie ait un sens “quoique on convint dans la conversation que les chôses de ce monde n’allaient pas toujours au gré des plus sages”.7
Pour moi je ne sais que désirer, travailler ici ou ailleurs me parait d’abord à peu près la même chôse et étant ici, y rester le plus simple. Seulement des nouvelles à t’écrire cela manque car les jours sont tous les mêmes, des idées je n’en ai pas d’autres que de penser qu’un champ de blé ou un cyprès valent bien la peine de les regarder de près et ainsi de suite.
 1v:3
J’ai un champ de blé tres jaune et très clair, peutetre la toile la plus claire que j’aie faite.8 Les cyprès me preoccupent toujours, je voudrais en faire une chose comme les toiles des tournesols9 parceque cela m’étonne qu’on ne les aie pas encore fait comme je les vois.
C’est beau comme lignes et comme proportions, comme une obelisque egyptienne.
Et le vert est d’une qualité si distinguée.
C’est la tache noire10 dans un paysage ensoleillé mais elle est une des notes noires les plus interessantes, les plus difficiles à taper juste que je puisse imaginer.
Or il faut les voir ici contre le bleu, dans le bleu pour mieux dire.
Pour faire la nature ici comme partout il faut bien y être longtemps.
Ainsi un Monthénard ne me donne pas la note vraie et intime11 car la lumière est mystérieuse et Monticelli et Delacroix sentaient cela. Alors Pissarro en parlait très bien dans le temps et je suis encore bien loin de pouvoir faire comme il disait qu’il le faudrait.12
Tu me feras naturellement plaisir en m’envoyant les couleurs, si c’est possible bientôt mais fais surtout là-dedans comme tu peux sans que cela t’éreinte trop.
Ainsi si tu préfères me l’envoyer en deux fois cela est bon aussi.

[sketch A]
je crois que des deux toiles de cyprès celle dont je fais le croquis sera la meilleure.13 les arbres y sont tres grands et massifs. l’avant plan très bas, des ronces et broussailles. Derriere des collines violettes, un ciel vert et rose avec un croissant de lune. l’avant plan surtout est tres empâté, des touffes de ronces à reflets jaunes, violets, verts. Je t’en enverrai des dessins avec deux autres dessins que j’ai encore faits.14
 1r:4
Cela me prendra ces jours-ci. Trouver de l’occupation pour la journee c’est la grande question ici.
Quel dommage qu’on ne puisse pas deplacer le batiment ici. Ce serait magnifique pour y faire une exposition, toutes les chambres vides, les grands corridors.
J’aurais bien voulu voir ce tableau de Rembrandt dont tu parlais dans ta dernière lettre.15
J’ai vu dans le temps chez Braun dans sa vitrine une phot. d’après un tableau qui doit être de la belle dernière periode (probablement dans la serie de l’Ermitage), là il y avait des figures d’anges importantes, c’etait le repas d’Abraham. 5 figures je crois.16 Cela aussi était extraordinaire. Aussi touchant que par ex. les pèlerins d’Emmaüs.17
Si jamais il serait question de donner quelque chôse à Mr. Salles pour les peines qu’il s’est donné – plus tard il faudrait lui donner les pèlerins de Rembrandt.
Est ce que la santé va bien. Poignée de main à toi et à ta femme, j’espère semaine prochaine t’envoyer des nouveaux dessins.

t. à t.
Vincent.

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