1r:1
1Ma chère soeur,
1*Si je ne t’ecrivais pas vite ce matin
2de dimanche pendant que des toiles commencées
3sèchent un peu au soleil/ j’attendrais encore plus
4longtemps pour répondre à ta bonne lettre.
5J’espère que tu vas bien et la mère aussi/ bien souvent
6je pense à vous deux, j’ai peu pu prevoir/ alors que
7de Nunen je suis allé à Anvers/ que le courant des
8choses m’eloignerait pour si longtemps et si loin_
9C’est peutêtre pourquoi mes pensées vont involontairement
10souvent encore de ce côté-là et me semble t il
11continuer alors le même travail laissé inachevé là-bas
12quand tant de chôses dans la nature demeurent
13paralèles. Quoique je sens avec une ingratitude
14obstinée revenir peu à peu la santé/ le fait est
15que je me porte bien; mais ainsi que je te le dis/
16l’envie de recommencer/ la joie de vivre n’est guère
17grande.
18Je viens de terminer un paysage qui représente
19un verger d’oliviers à la verdure grise comme
20à peu près celles des saules/ leur ombres portées
21violettes sur le sable ensoleillé_1 Puis encore
22un autre qui représente un champ de
23blé jaunissant encaissé dans des ronces
24et des buissons verts_ Au bout du champ une
25maisonette rose avec un haut et sombre cyprès
26qui se détache sur les lointaines collines violacées
27et bleuies, et sur un ciel bleu myosotys strié
28de rose  1v:2
29dont les tons purs contrastent avec les épis
30hâlés déjà lourds aux tons chauds comme
31une crôute de pain.2
32J’en ai encore un autre où un champ de
33blé sur le versant de collines est tout ravagé et flanqué par terre par
34une ondée et ruisselle de l’averse.3
35Il me semble que les gens d’ici travaillent bien moins
36que les paysans chez nous/ du bétail on n’en voit
37guère et presque toujours la campagne a l’air
38déserte davantage que chez nous_ Cela me parait
39fort déplorable/ à plus forte raison puisque la
40nature n’est pas ingrate et l’air si pur et si sain_
41On voudrait donc voir ici une race de gens
42plus énergique. Les cas ne sont peutêtre pas rares ici
43où ne rien faire devient mal faire. N’y a-t-il pas
44dans le nord des tas de braves ouvriers sans pain suffisant
45parceque là on travaille tant que le travail n’est plus estimé_
46Je ne dis pas que cela soit toujours le cas mais enfin il y a
47pourtant quelque chôse de ce genre. Eh bien ici les fermes
48pourraient rendre le triple qu’ils ne font si c’était bien
49tenu et les terrains si on y mettait de l’engrais. En rendant
50le triple le pays d’ici pourrait donc nourrir bien
51davantage de gens.
52Maintenant je crois que tu m’as demandé
53si, supposition toutefois que l’amour soit un baccille/4 ce
54que moi suis pas à même d’affirmer ou de prouver/ veuillez
55ne pas perdre cela de vue, je crois que tu m’as demandé  1v:3
56s’il existait des personnes qui auraient ledit
57baccille et d’autres qui ne l’auraient pas
58ou bien si au contraire c’etait un mal fatal et
59universel. Là encore je suis passablement
60incompétent de me faire une opinion
61arrêtée nettement. Mais j’estime probable
62que si une personne, mettons toi-même/
63était dans la conviction de ne pas l’avoir/
64il serait peutêtre sage pour telle personne
65de s’innoculer ledit baccille selon la
66méthode Pasteur5 ou autre. Sans blague
67je crois qu’il faut être amoureux ou amoureuse
68de quelque chôse fatalement et que la
69seule précaution qu’on puisse prendre
70serait de le devenir de tel caractere et non
71pas de tel autre/ selon son idée.
72Et savoir ce qu’on veut là-dedans – hélas nous
73nous connaissons si peu nous-mêmes.–
74D’ailleurs je croirais presque que les femmes dans
75ces chôses-là prennent l’offensive; que les sages
76entre elles ou plutôt celles qui aient l’instinct
77le plus juste et sûr n’attendent pas qu’elles soient aimées
78pour aimer elles mêmes – ce qui – et je suis porté
79à croire, pour de bonnes raisons – leur paraitrait
80la chôse essentielle.
81Enfin il se pourrait fort bien qu’en s’innoculant le
82baccille atténué, du virus bien choisi à dose juste/
83on serait davantage à l’abri de la contagion_
84'Si on n’a pas encore le mal on n’empêche pas
85qu’on puisse le prendre tandis que lorsque l’on l’a
86on ne peut plus l’attraper.
87Je suis assez curieux d’avoir quelques nouvelles
88de Theo qui parait passablement absorbé dans
89sa lune de miel ce qui est fort bien_ il m’a
90envoyé des couleurs et de la toile la semaine
91dernière mais depuis bientôt un mois je suis
92sans ses nouvelles par lettre.6
 1r:4
93C’est pour moi une grande consolation de
94savoir qu’il ne vit plus seul. Sa femme
95m’a écrit il y a quelque temps une lettre très bien
96qui me prouvait qu’elle est bien serieuse.7 Elle aura
97encore bien et longtemps besoin de cela car la vie
98de Theo est assez compliquée à cause de son devoir
99avec les Boussod & C°_ Et pour elle elle apprendra
100davantage à vivre avec lui que sans lui/ sans être
101obligée de trop changer et d’oublier ce qu’elle sait déjà des
102chôses hollandaises.
103Je m’en vais encore un peu travailler donc je te
104souhaite en terminant toute prosperité et santé
105à toi comme à la mère. Je t’enbrasse bien en
106pensée_

107t.à.t.
108Vincent


84 on n’empêche < n’empêche
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