1r:1
Mon cher Theo,
merci beaucoup de l’envoi de toiles, couleurs, brosses, tabac & chocolat, qui m’est parvenu en bon état.1
J’en ai été bien content car je languissais un peu après le travail. Aussi est-il que depuis quelques jours je sors dehors pour travailler dans les environs.
Ta dernière lettre était si j’ai bonne mémoire du 21 Mai,2 depuis je n’ai pas encore de tes nouvelles que seulement que M. Peyron me disait avoir reçu une lettre de toi.3 J’espère que ta santé va bien ainsi que celle de ta femme.
M. Peyron a l’intention d’aller à Paris voir l’exposition et alors te rendra une visite.4
Que te dirai-je de neuf, pas grand chôse. J’ai en train deux paysages (toiles de 30) de vues prises dans les collines.5
 1v:2
l’un est la campagne que j’aperçois de la fenêtre de ma chambre à coucher. Sur l’avant plan un champ de blé ravagé et flanqué par terre après un orage. Un mur de cloture et au dela, de la verdure grise de quelques oliviers, des cabanes et des collines. Enfin dans le haut de la toile un grand nuage blanc & gris noyé dans l’azur.6 C’est un paysage d’une simplicité extrême – aussi de coloration. Cela irait comme pendant à cette étude de chambre à coucher qui est endommagée.7
Lorsque la chôse représentée en tant que style est absolument d’accord et un avec la façon de la représenter, n’est ce pas là ce qui fait la tenue d’une chose d’art.
C’est pourquoi un pain de ménage en fait de peinture est surtout bon lorsqu’il est peint par Chardin.8
Maintenant l’art Egyptien par exemple, ce qui en fait l’extraordinaire, n’est ce pas que ces sereins rois calmes,  1v:3 sages et doux, patients, bons, semblent ne pas pouvoir être autrement qu’ils ne sont; éternellement des agriculteurs adorateurs du soleil. Comme j’aurais voulu voir à l’exposition une maison Egyptienne construite par Jules Garnier l’architecte – peinte en rouge, jaune et bleu avec un jardin divisé régulierement en parterres par des rangées de briques – l’habitation des êtres que nous ne connaissons qu’à l’etat de momies ou en granit.–9
Mais voilà, pour revenir à ces moutons, les artistes Egyptiens donc ayant une foi, travaillant de sentiment et d’instinct, expriment toutes ces chôses insaisisables: la bonté, la patience infinie, la sagesse, la sérénité, par quelques courbes savantes et des proportions merveilleuses. C’est pour dire encore une fois, alors que la chôse representée et la facon de la representer s’accordent la chôse a du style et de la tenue.
Ainsi aussi la servante dans la grande fresque de Leys lorsqu’elle est gravée par Braquemond devient une nouvelle oeuvre d’art10 – ou le petit liseur de Meissonier lorsque c’est Jacquemart qui le grave11 – puisque la facon de graver fait un avec la chose representée.
 1r:4
Désirant conserver cette étude de la chambre à coucher, si tu veux me la renvoyer lorsqu’on m’enverra de la toile, roulée, je vais la repeindre. J’avais d’abord voulu la faire rentoiler parceque je ne croyais pas pouvoir la refaire. Cependant ma tête se calmant depuis, maintenant je peux bien la refaire.12
C’est que dans le nombre des choses qu’on fabrique il y en a toujours qu’on a davantage senties ou voulues et qu’on veut quand même garder.
Lorsque je vois un tableau qui m’intrigue je me demande toujours involontairement “dans quelle maison, chambre, coin de chambre, chez quelle personne ferait-il bien, serait-il à sa place.”
Ainsi les tableaux de Hals, de Rembrandt, de v.d. Meer ne sont chez eux que dans l’ancienne maison Hollandaise.
Or les impressionistes – c’est toujours encore que si un intérieur n’est pas complet sans oeuvre d’art, un tableau n’y est pas non plus s’il ne fait pas un avec un entourage original et resultant de l’époque dans laquelle il a été produit. Et je ne sais si les impressionistes valent mieux que leur temps ou plutôt ne le valent pas encore.
En un mot, y a-t-il des ames et des interieurs de maison plus importants que ce qui a été exprimee par la peinture, je suis porté à le croire.
 2r:5
J’ai vu une annonce d’exposition prochaine d’impressionistes nommés Gauguin, Bernard, Anquetin et autres noms.13 Suis donc porté à croire qu’il s’est encore fait une nouvelle secte pas moins infaillible que les autres déjà existants. Etait ce de cette exposition-là que tu me parlais. Quelles tempêtes dans des verres d’eau.
La santé va bien – comme ci comme ça, je me sens avec mon travail plus heureux ici que je ne pourrais l’être dehors. En restant assez longtemps ici, j’aurai pris une conduite réglée et il en résultera à la longue plus d’ordre dans la vie et moins d’impressionabilité. Et ce serait autant de gagné. D’ailleurs je n’aurais pas le courage de recommencer dehors. Je suis une fois, et encore accompagné, alle dans le village. rien que la vue des gens et des choses me faisaient un effet comme si j’allais m’évanouir et je me trouvais fort mal. Devant la nature c’est le sentiment du travail qui me tient. Mais enfin c’est pour te dire qu’en dedans de moi il doit y avoir eu quelque emotion trop forte qui m’a foutue cela et je ne sais pas du tout ce qui a pu l’occasionner.
 2v:6
Je m’ennuie à mourir à des moments après le travail et pourtant je n’ai aucune envie de recommencer.
Le médecin qui vient de passer dit qu’il n’ira à Paris que dans quelques semaines, n’attends donc pas encore sa visite.
J’espère que tu m’ecriras bientôt.
Pendant ce mois ci il me faudra bien encore

tubes   blanc d’argent 
6
,,
Vert veronese
2
,,
Outremer
2
,,
Cobalt
  Ocre jaune
1
    ,,     rouge
1   terre sienne naturelle
1   noir d’ivoire14

C’est drôle que toutes les fois que j’essaye de me raisonner pour me rendre compte des chôses – pourquoi je suis venu ici et qu’en somme ce n’est qu’un accident comme un autre – un terrible effroi et horreur me saisit et m’empêche de réfléchir. Il est vrai que cela tend vaguement à diminuer mais aussi cela me semble prouver qu’il y a effectivement je ne sais quoi de derangé dans ma cervelle.  2v:7 mais c’est stupéfiant d’avoir peur ainsi de rien et de ne pas pouvoir se rappeler.
Seulement tu peux y compter que je fais mon possible pour redevenir actif et peut etre utile, dans ce sens au moins que je veux faire de meilleurs tableaux qu’auparavant.
Dans le paysage d’ici bien des choses font souvent penser à Ruysdael mais la figure des laboureurs manque. Chez nous partout et à tout temps de l’annee on voit des hommes, des femmes, des enfants, des animaux au travail et ici pas le tiers de cela et encore ce n’est pas le travailleur franc du nord. Cela semble labourer d’une main gauche et lâche, sans entrain. Peutêtre est ce là une idée que je m’en suis faite à tort, je l’espère au moins, n’étant pas du pays. Mais cela rend les choses plus froides qu’on oserait croire en lisant Tartarin15 qui peutêtre a été expulsé déja depuis de longues années avec toute sa famille.
Ecris moi surtout bientôt car ta lettre tarde bien à venir, j’espère que tu te portes bien. C’est une grande consolation pour moi de savoir que tu ne vis plus seul.
Si un mois ou un autre il te serait trop à charge de m’envoyer de la couleur, toile &c. alors ne les envoie pas car saches le bien qu’il vaut mieux vivre que de faire de l’art abstraitement.
 2r:8
Et avant tout il faut que ta maison ne soit pas triste ni morte. Cela d’abord et la peinture ensuite.
Puis je me sens tenté de recommencer avec les couleurs plus simples, les ocres par exemple.
Est ce qu’un van Goyen est laid parceque c’est peint en pleine huile avec fort peu de couleur neutre, ou un Michel.
Mon sous bois avec du lierre est complètement terminé,16 j’ai grande envie de te l’envoyer aussitot sec assez pour être roulé.
Avec une bien forte poignée de main à toi et à ta femme.

t. à t.
Vincent.

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