1r:1
Mon cher Theo,
ta bonne lettre1 m’a fait du bien aujourd’hui, ma foi – va pour St Remy alors, mais je te le dis encore une fois, si réflexion faite et le médecin consulté il serait peutêtre soit necessaire soit simplement utile et sage de s’engager, considerons cela avec le meme oeil que le reste et sans parti pris contre. Voilà tout. Car éloigne de toi l’idée de sacrifice là-dedans – je l’écrivais encore l’autre jour à la soeur, que toute ma vie durant ou presque au moins j’ai cherché autre chôse qu’une carriere de martyr pour laquelle je ne suis pas de taille.2
Si je trouve de la contrariété ou en cause, ma foi j’en reste stupéfait. Certes je respecterais volontiers, j’admirerais des martyrs &c. mais tu dois savoir que par exemple dans Bouvard & Pécuchet3 tout simplement il y a quelqu’autre chôse qui s’adapte davantage à nos petites existences.–
Enfin je fais ma malle et probablement aussitot qu’il le pourra M. Salles ira avec moi là-bas.
Ah ce que tu dis de Puvis et de Delacroix4 c’est bigrement vrai, ceux-là ont bien démontré ce que pouvait etre la peinture mais ne confondons pas les chôses alors qu’il y a des distances immenses. Or moi comme peintre je ne signifierai jamais rien d’important, je le sens absolument. Supposant tout changé, le caractere, l’education, les circonstances, alors aurait pu exister ceci ou cela. Mais nous sommes trop positifs pour confondre. Je regrette quelquefois de ne pas simplement avoir gardé la palette hollandaise des tons gris et d’avoir brossé sans insister des paysages à Montmartre.
 1v:2
Aussi j’y songe de recommencer à dessiner davantage à la plume de roseau ce qui, ainsi les vues de Mont Major de l’année passée,5 est moins cher et me distrait tout autant. Aujourd’hui j’ai fabriqué un de ces dessins qui est devenu tres noir et assez melancolique pour du printemps6 mais enfin quoi qu’il m’arrive et dans quelles circonstancesa je me trouverai, c’est là une chose qui peut me rester longtemps comme occupation et en quelque sorte pourrait devenir un gagnepain même.
Enfin à toi comme à moi en somme qu’est ce que ca nous fait d’avoir un peu plus ou un peu moins de contrariété.
Certes toi tu t’es engagé bien plus tot que moi, si nous en venons là, chez les Goupil où en somme tu as passé de bien mauvais quarts d’heures souvent assez, desquelles on ne t’a pas toujours remercié. Et justement tu l’as fait avec zele et devouement parceque alors notre père était avec la grande famille d’alors un peu aux abois et qu’il était nécessaire pour faire marcher le tout que tu t’y jetas tout à fait. j’ai avec beaucoup d’emotion encore pensé à toutes ces vieilles choses pendant ma maladie.
Et enfin le principal c’est de se sentir bien unis et cela n’est pas encore dérangé.
 1v:3
J’ai une certaine espérance qu’avec ce qu’en somme je sais de mon art, il arrivera un temps où je produirai encore, quoique dans l’asile. A quoi me servirait une vie plus factice d’artiste à Paris – de laquelle en somme je ne serais dupe qu’à demi et pour laquelle je manque consequemment d’entrain primitif, indispensable pour me lancer.– Physiquement c’est épatant comme je me porte bien mais cela n’est pas tant que ça suffisant pour se baser là-dessus pour aller croire qu’il en soit de même mentalement.
Je voudrais volontiers, une fois un peu connu là-bas, essayer de me faire infirmier peu à peu, enfin travailler à n’importe quoi et reprendre de l’occupation – la première venue.
J’aurai terriblement besoin du père Pangloss7 lorsqu’il va naturellement m’arriver de redevenir amoureux. L’alcool et le tabac ont enfin cela de bon ou de mauvais – c’est un peu relatif cela – que ce sont des anti aphrodisiaques faudrait il nommer cela je crois.– Pas toujours méprisables dans l’exercice des beaux arts.
Enfin là sera l’épreuve où il faudra ne pas oublier de blaguer tout à fait.b Car la vertu et la sobrieté, je ne le crains que trop, me menerait encore dans ces parages-là où d’habitude je perds très vite complètement la boussole et où cette fois ci je dois essayer d’avoir moins de passion et plus de bonhomie.
 1r:4
Le possible passionnel pour moi est bien pas grand chôse alors que pourtant demeure j’ose croire la puissance de se sentir attaché aux êtres humains avec lesquels on vivra. Comment va le père Tanguy – il faut bien lui dire le bonjour pour moi.
J’entends dire dans les journaux qu’il y a des choses bien au Salon. Ecoute – ne te fais pas impressioniste tout à fait exclusif enfin, s’il y a du bon dans quelque chose ne le perdons pas de vue. Certes la couleur est en progres justement par les impressionistes même lorsqu’ils s’egarent.– Mais Delacroix a été deja plus complet qu’eux.
Et bigre, Millet qui n’en a guere de couleur, quelle oeuvre que la sienne!
La folie est salutaire pour cela qu’on devient peutetre moins exclusif.
Je ne regrette pas d’avoir voulu savoir cette question des theories de couleurs un peu techniquement.
On n’est comme artiste qu’un anneau dans une chaine et qu’on trouve ou qu’on ne trouve pas, de cela on peut se consoler.
– j’ai entendu parler d’un interieur tout vert avec une femme verte au Salon dont on disait du bien8 ainsi que d’un portrait de Mathey9 et d’un autre de Besnard, “la sirène”.10 on disait aussi qu’il y a quelque chose d’extraordinaire d’un nommé Zorn mais on ne disait pas quoi11 et qu’il y avait un Carolus Duran, triomphe de Bacchus, mauvais.12 Pourtant sa dame au gant du Luxembourg13 je trouve ça toujours si bien; enfin il y a de ces choses peu serieuses que j’aime beaucoup, ainsi un livre comme bel ami.14 Et l’oeuvre de Carolus est comme ça un peu. Notre époque a pourtant été comme ça et tout le temps de Badingue15 aussi. Et si un peintre fait comme il voit, cela reste toujours quelqu’un.
Ah, peindre des figures comme Claude Monet peint les paysages. Voilà ce qui reste malgré tout à faire et avant qu’on ne16 voie à la rigeur dans les impressionistes que Monet seul.
 2r:5
Car enfin en figures Delacroix, Millet, plusieurs sculpteurs ont fait autrement mieux que les impressionistes et meme J. Breton.
Enfin mon cher frère soyons juste et je te le dis en me retirant, songeons, là où nous nous faisons trop vieux pour nous ranger dans les jeunes, à ce que nous avons aimé dans le temps, Millet, Breton, Israels, Whistler, Delacroix, Leys. Et sois en bien sûr que moi je suis convaincu assez que je ne verrai pas un avenir au delà de ça ni d’ailleurs en désire.
Maintenant la societé est comme elle est, nous ne pouvons naturellement pas desirer qu’elle s’adapte juste à nos besoins personels. Enfin, cependant tout en trouvant fort fort bien d’aller à St Remy, cependant des gens comme moi cela serait réellement plus juste de les fourrer dans la légion. Nous n’y pouvons rien mais plus que probable là on me refuserait, au moins ici où mon aventure est trop connue et surtout exagérée. Je dis ca tres tres serieusement, physiquement je me porte mieux que depuis des annees et des annees et je pourrais faire le service. Réflechissons donc encore à ça tout en allant à St Remy. Je te serre bien la main ainsi qu’à ta femme.

t. à t.
Vincent

 3r:6
Ah je ne voulais pas précisement dire, lorsque je t’écrivis qu’il ne faut pas oublier d’aprécier ce qui est bon dans ceux qui ne sont pas impressionistes,17 que je t’engageais à admirer outre mesure le Salon mais plutot un tas de gens tels que par exemple Jourdan qui vient de mourir à Avignon,18 Antigna, Feyen Perrin, tous ceux qu’autrefois nous avons tant connus étant plus jeunes, pourquoi les oublier ou pourquoi n’attacher aucune importance à leurs équivalents d’aprésent. Pourquoi Daubigny et Quost et Jeannin ne sont ils pas coloristes par exemple. Tant de distinctions dans l’impressionisme n’ont pas l’importance qu’on a voulu y voir.
Les crinolines aussi avaient du joli et conséquemment du bon mais enfin la mode a été néamoins heureusement passagère. Non pas pour quelquesuns.
Et ainsi nous garderons toujours une certaine passion pour l’impressionisme mais je sens que moi je reviens de plus en plus dans des idees que j’avais déjà avant de venir à Paris.
Maintenant que tu es marié nous n’avons plus à vivre pour de grandes idées mais crois le, pour des petites seulement. Et je trouve cela un fameux soulagement dont je ne me plains aucunément.
(J’ai dans ma chambre le fameux portrait d’homme (la gravure sur bois) que tu connais. une mandarine de Monorou (la grande planche de l’album Bing),19 le brin d’herbe (du meme album),20 la piéta21 et le bon samaritain de Delacroix,22 et le liseur de Meissonier23 puis deux grands dessins à la plume de roseau.)24
 3v:7
Je lis dans ce moment le médecin de campagne de Balzac qui est bien beau, il y a là-dedans une figure de femme pas folle mais trop sensible qui est bien charmante, je te l’enverrai quand je l’aurai fini.25 Wil m’a écrit une bonne lettre toujours très ferme et calme.
Ils ont beaucoup de place ici à l’hospice, il y aurait de quoi faire des ateliers pour une trentaine de peintres.
Il faut bien que j’en prenne mon parti, il n’est que trop vrai qu’un tas de peintres deviennent fous, c’est une vie qui rend, pour dire le moins, très abstrait.c Si je me rejette dans le travail en plein, c’est bon, mais je reste toujours toqué. Si je pouvais m’engager pour 5 ans je guérirais considérablement et serais plus raisonable et davantage maitre de moi.
Mais l’un ou l’autre, cela m’est égal.
J’espere qu’il y ait dans le tas de toiles que je t’ai envoyés de certaines qui finiront par te faire quelque plaisir.– Si je reste peintre alors tot ou tard je reverrai probablement Paris et je me promets bien de donner à cette occasion une bonne retouche à plusieurs vieilles toiles. Que fait Gauguin, j’evite encore de lui écrire jusqu’à que je sois tout à fait normal mais je pense si souvent à lui et j’aimerais tant à savoir si tout va relativement bien pour lui.
Si je n’avais pas été si pressé, si j’avais gardé mon atelier j’aurais cet été encore travaillé toutes les toiles que je t’ai envoyées. Tant que les pâtes ne sont pas sèches à fond, naturellement on ne peut pas y gratter.
Tu verras bien que les expressions des deux femmes26 sont autres que les expressions qu’on voit à Paris.
Signac est il deja de retour à Paris?

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