1r:1
Mon cher Theo,
de ces jours-ci j’ai expédié deux caisses de toiles. D 58 & 59 – par petite vitesse & cela prendra bien une huitaine de jours encore avant que tu les reçoives.–1 Il y a un tas de croutes dedans qu’il faudra détruire mais je les ai envoyés tel quels afin que tu pourras garder ce qui te paraitrait être passable. J’y ai ajouté des masques d’escrime et des études à Gauguin2 et le livre de Lemonnier.3
Ayant pris la précaution de payer 30 francs à l’euconome4 en avance je suis naturellement ici encore – mais on ne saurait m’y garder indéfiniment et il est plus que temps de se decider. Songes y bien qu’en m’internant dans un asile cela coûtera cher à la longue quoique moins probablement que de reprendre une maison – recommencer à vivre seul d’ailleurs me fait absolument horreur.– J’aimerais à m’engager; ce que je crains ici c’est – mon accident étant connu ici en ville – qu’on me refuse – mais ce que je redoute ainsi ou plutôt ce qui me rend timide c’est la possibilité, la probabilité ici d’un refus. Si j’avais quelque connaissance qui pourrait me coller pour cinq ans dans la legion j’irais.
Seulement je ne veux pas que ce soit considéré comme un nouvel acte de folie de ma part et c’est pourquoi je t’en cause ainsi qu’à m. Salles pour qu’en y allant cela soit en toute serenité et reflexion faite.
 1v:2
Car songes y bien, continuer à depenser de l’argent dans cette peinture alors que les choses pourraient en venir là qu’on manquerait d’argent de ménage, c’est atroce et tu sais assez que la chance de réussir est abominable. D’ailleurs cela m’a tant frappé que c’est une telle force majeure qui m’aie contrariée.– D’ailleurs dans l’avenir il y aurait possiblement encore les soeurs pour lesquelles il faudrait chercher à prévoir.5 Peut etre – dis-je – mais enfin quoi qu’il en soit: Si je savais qu’on m’accepterait j’y irais à la legion. C’est que je suis devenu timide et hesitant depuis, je vis comme machinalement.
Cependant la santé va fort bien et je travaille un peu. j’ai en train une allée de maronniers à fleurs roses avec un petit cérisier en fleur et une plante de glycine et le sentier du parc tâcheté de soleil et d’ombre.6
Cela fera pendant au jardin qui est dans le cadre en noyer.7
Si je te parle de m’engager pour cinq ans ne vas pas songer que je fasse cela dans une idée de me sacrifier ou de bien faire. Je suis “mal pris” dans la vie et mon etat mental est non seulement mais a été aussi – abstraita.–
 1v:3
de façon que quoi qu’on ferait pour moi je ne peux pas réflechir à équilibrer ma vie. Là où je dois suivre une règle comme ici à l’hospice je me sens plus tranquille. Et dans le service ce serait plus ou moins la même chôse. Maintenant si certes ici je risque fort d’être refusé parcequ’ils savent que je suis aliéné ou épileptique probablement pour de bon (quoique à ce que j’ai entendu dire il y ait 50 mille epileptiques en France dont 4000 seulement internés et qu’ainsi c’est pas si extraordinaire) peutêtre que à Paris en le disant par ex. à Detaille ou Caran Dache je serais vite casé.–8 Ce serait pas plus un coup de tête qu’autre chôse – enfin – réfléchissons – mais pour agir.–
En attendant je fais ce que je peux et pour travailler à n’importe quoi, peinture compris, j’ai passablement de la bonne volonté. Mais l’argent que coute la peinture cela m’écrase sous un sentiment de dette et de lâcheté et il serait bon que cela cesse si possible.
D’ailleurs j’ai dit une fois pour de bon, mieux vaut qu’à present s’il y a un parti à prendre que toi et M. Salles décident pour moi. Et sache le bien, je ne refuse rien, pas même d’aller à St Remy malgré ces obstacles de pension plus elevée que d’abord on esperait9 et de ne pas avoir complète liberté de sortir dehors pour peindre. Il faudra bien se décider car on ne peut pas indefiniment me garder ici.
 1r:4
Je disais à l’euconome que j’etais content de payer ici par exemple 60 francs au lieu de 45 si je pourrais indéfiniment y rester mais leur règlement est à prix fixe parait-il. Quoique donc jusqu’à présent à moi on n’aie rien dit, je crois qu’il serait juste de s’en aller. Je pourrais peutêtre aller de nouveau loger dans le café de nuit où j’ai remisé mes meubles10 mais... journellement on est en contact alors juste avec mes voisins d’il y a quelque temps car c’est à côté de la maison où j’avais mon atelier.
Dans la ville cependant à présent on ne me dit plus rien et je peins actuellement dans le jardin public sans être beaucoup gêné autrement que par de la curiosité des passants.11
J’ai relu l’article sur Monet du Figaro12 et il me parait maintenant beaucoup mieux que d’abord.
Pour les choses materielles ne nous decourageons pas trop mais tâchons au moins d’etre raisonnables là-dedans. C’est toujours bon qu’à la rigueur je pourrai aller loger dans ce café de nuit ici et même y être en pension car ces gens sont de mes amis – naturellement aussi parcequ’on a été et est leur client. Il a fait tres chaud aujourd’hui ce qui me fait toujours du bien. j’ai travaille avec plus d’entrain qu’il m’etait encore arrivé.
Je te serre bien la main à toi ainsi qu’à ta femme.

t. à t.
Vincent

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