1r:1
ma chère soeur,
ta bonne lettre m’a bien touchée surtout puisqu’elle m’apprend que tu es retournée pour soigner Mme Duquesne.
Certes le cancer est une maladie terrible, pour moi je frémis toujours lorsque j’en vois un cas – et c’est pas rare dans le midi quoique souvent ce ne soit pas le vrai cancer incurable & mortel mais des abces cancereux dont on guérit quelquefois. Quoi qu’il en soit tu es bien brave ma soeur, de ne pas reculer devant ces Ghetsemané-là. Et je me sens moins brave que toi lorsque je pense à ces chôses. me sentant gauche, lourd et maladroit là-dedans. Nous avons si j’ai bonne mémoire un proverbe hollandais dans ce sens: het zijn de slechtste vruchten niet waaraan de wespen knagen...1
Cela me mène tout droit à ce que je voulais dire, le lierre aime les vieux saules ébranchés chaque printemps, le lierre aime le tronc du vieux chêne – et ainsi le cancer, cette plante mysterieuse, s’attache si souvent aux gens dont la vie ne fut qu’ardent amour et dévouement. Quelque terrible que soit donc le mystère de ces douleurs, l’horreur en est sacrée et y aurait-il là en effet une chôse douce et navrante ainsi que nous voyons sur le vieux toit de chaume la mousse verte en abondance.– Je n’en sais rien cependant – j’ai pas le droit de rien affirmer.–
Il y a pas très loin d’ici une tombe très très très ancienne, plus ancienne que le Christ sur laquelle est inscrit ceci, “Bénie soit Thébé, fille de Telhui, prêtresse d’Osiris, qui ne s’est jamais plainte de personne.”2 Je pensais involontairement à cela lorsque tu me disais dans ta lettre précédente que la malade que tu soignes ne se plaignait pas.
 1v:2
La mère doit être contente du mariage de Théo et il m’écrit qu’elle a l’air de rajeunir.–3 Cela me fait bien plaisir. Maintenant lui aussi est très content de ses experiences matrimoniales et s’est considérablement rassuré.
Des illusions il s’en fait si peu, ayant à un rare degré la force de caractère de prendre les chôses telles qu’elles sont sans se prononcer sur le bien et le mal. Ce en quoi il a bien raison car qu’en savons nous de ce que nous faisons.
Je vais moi aller pour 3 mois au moins dans un asile à St Remy, pas loin d’ici.
En tout j’ai eu 4 grandes crises où je ne savais pas le moins du monde ce que je disais, voulais, faisais.4
Sans compter auparavant que je me suis evanoui 3 fois sans raison plausible et ne gardant pas le moindre souvenir de ce que je sentais alors.
Eh bien cela est assez grave quoique depuis je sois beaucoup calmé et que physiquement je vais parfaitement bien. Et je me sens encore incapable de reprendre un atelier. Je travaille cependant & viens de faire deux tableaux de l’hospice. l’un une salle, une très longue salle avec les rangées de lits à rideaux blancs où se meuvent quelques figures de malades.
 1v:3
Les murs, le plafond aux grandes poutres, tout est blanc d’un blanc lilas ou d’un blanc vert. Ca et là une fenêtre à rideau rose ou vert clair.
Le carreau en briques rouges. Au fond une porte surmonté d’un crucifix.5
c’est très très simple. Et alors comme pendant, la cour intérieure.– C’est une galerie à arcades comme dans des batiments arabes, blanchie à la chaux. Devant ces galeries un jardin antique avec un étang au milieu et 8 parterres de fleurs, du myosotys, des roses de noël, des anémones, des renoncules, de la giroflée, des marguérites &c.
Et sous la galerie des orangers et des lauriers roses. C’est donc un tableau tout plein de fleurs et de verdure printanière. Trois troncs d’arbres noirs et tristes cependant le traversent comme des serpents et sur le premier plan quatre grands buissons tristes de buis sombres.6
Les gens d’ici n’y voient pas grand chôse probablea mais cependant cela a tant été toujours mon désir de peindre pour ceux qui ne connaissent pas le côté artistique d’un tableau.
Que te dirai-je, tu ne connais pas les raisonnements du bon père Pangloss dans Candide de Voltaire,7 ni pas non plus Bouvard & Pécuchet de Flaubert.–8 C’est là des livres d’homme à homme et je ne sais si les femmes comprennent cela. Mais le souvenir de cela me soutient souvent dans des heures & journees ou nuits peu commodes & enviables.–
 1r:4
J’ai relu avec une attention extrême l’oncle Tom de Beecher Stowe justement parceque c’est un livre de femme, écrit dit elle, en faisant la soupe pour ses enfants,9 et puis aussi avec attention extrême les Christmas Tales de Ch. Dickens.10
Je lis peu pour y réflechir davantage. Il est fort probable que j’aie encore beaucoup à souffrir. Et cela ne me va pas du tout à vrai te dire car dans aucun cas je desirerais une carrière de martyr.
Car j’ai toujours cherché quelqu’autrechôse que l’heroisme que je n’ai pas, que certes j’admire dans d’autres mais que, je te le repète, je ne crois pas être mon devoir ou mon idéal.
Je n’ai pas relu ces excellents livres de Renan11 mais combien souvent j’y songe ici où nous avons les oliviers et autres plantes caractéristique et le ciel bleu.– Ah comme Renan est dans le juste et quelle belle oeuvre que la sienne, de nous parler dans un français comme aucun autre ne le parle. Un francais où il y a dans le son des mots le ciel bleu et le bruissement doux des oliviers et mille chôses enfin vraies et explicatives qui font de son histoire une résurrection. C’est une des choses les plus tristes que je sachesb que les préjugés des gens qui de parti pris s’opposent à tant de bonnes et belles choses qui ont été creées de notre temps. Ah, l’eternelle “ignorance”, les eternels “malentendus”, et comme alors cela fait du bien de tomber sur une parole reellement Séreine.... Benie soit Thébé – fille de Telhui – prêtresse d’Osiris – qui ne s’est jamais plainte de personne.–
 2r:5
pour moi je m’inquiète assez souvent de ce que ma vie a été pas assez calme, tous ces déboires, contrariétés, changements font que je ne me développe pas naturellement et en plein dans ma carière artistique.

“een rollende steen gadert geen mos”12

disent-ils n’est ce pas.
Mais qu’est ce que ça fait si ainsi que justement le père Pangloss ci dessus mentionné seul le prouve, “que tout va toujours pour le mieux dans le meilleur des mondes”.
L’année passee j’avais fait une dizaine ou une douzaine de vergers en fleur13 et cette année je n’en ai que quatre,14 ainsi le travail ne va pas très fort.
Si tu possèdes le livre de Drône15 dont tu parles j’aimerai beaucoup à le lire mais fais moi le plaisir de ne pas l’acheter exprès pour moi dans ce moment. J’ai vu ici des religieuses très intéressantes, la plupart des prêtres me parait dans un triste état. la religion me fait tant peur depuis déjà tant d’années. Par exemple sais tu déjà que l’amour n’existe peutêtre pas précisement comme on se l’imagine – l’interne ici, le plus brave homme qu’il soit possible de s’imaginer, le plus dévoué, le plus vaillant, un coeur chaud et mâle, s’amuse quelquefois à mystifier les bonnes femmes en leur racontant que l’amour est aussi un microbe. Quoiqu’alors les bonnes femmes et même quelques hommes jettent alors de hauts cris cela lui est bien égal et il est imperturbable sur ce point.
 2v:6
Quant à s’embrasser et tout le reste qu’il nous plaise d’y ajouter, que ce soit là un acte d’un ordre naturel comme de boire un verre d’eau ou de manger un morceau de pain. Certes il est assez indispensable de s’embrasser sinon il arrive des desordres graves.
Maintenant des sympathies cérébrales doivent elles toujours aller avec ou sans ce qui précède. Pourquoi régler tout cela n’est ce pas, à quoi bon?
Moi je ne m’y oppose pas à ce que l’amour soit un microbe et quand bien même cela ne m’empêcherait pas du tout de sentir des choses telles que du respect devant les douleurs du cancer par exemple.
Et vois tu, les médecins desquels tu dis, quelquefois ils ne peuvent pas bien grand chose (ce que je te laisse libre de dire pour autant que tu jugerais juste) – ben – sais tu ce qu’ils peuvent pourtant – ils vous donnent une poignée de main plus cordiale, plus douce que bien d’autres mains et leur présence peut bien quelquefois être très sympathique et rassurante.
Voila je me laisse aller à causer. Souvent je ne peux pas ecrire deux lignes cependant et je crains bien que mes idees soient futiles ou sans suite cette fois ci aussi.
Seulement je voulais t’écrire dans tous les cas pendant que tu fusses là. Je ne peux pas précisement décrire comment est ce que j’ai, c’est des angoisses terribles parfois – sans cause aparante – ou bien un sentiment de vide et de fatigue dans la tête.  2v:7 Je considère le tout plutôt comme un simple accident, sans doute il y a gravement de ma faute et j’ai parfois des mélancolies, des remords atroces mais vois tu, quand cela va me décourager tout à fait et me ficher le spleen, je ne me gêne pas précisement pour dire que le remords et la faute c’est possiblement aussi des microbes ainsi que l’amour.
Je prends tous les jours le remède que l’incomparable Dickens prescrit contre le suicide. Cela consiste en un verre de vin, un morceau de pain et de fromage et une pipe de tabac.16 C’est pas compliqué me diras-tu et tu ne crois pas que la mélancolie me vient jusqu’à pas loin de là, cependant à des moments – ah mais –…
Enfin c’est pas toujours drôle mais je cherche à ne pas oublier tout à fait de blaguer, je cherche à éviter tout ce qui aurait des rapports avec l’heroisme et le martyre, enfin je cherche à ne pas prendre lugubrement des choses lugubres.
Je te souhaite maintenant le bon soir et mes respects à ta malade quoique je ne la connaisse point.

tout à toi
Vincent

j’ignore si Lies est à Soesterberg dans ce moment,17 si elle est là bien des chôses de ma part.

top