1r:1
Mon cher Theo,
tu seras probablement de retour à Paris à l’heure qu’arrivera cette lettre.1 Je te souhaite bien du bonheur à toi et à ta femme.–
Merci beaucoup de ta bonne lettre et du billet de 100 francs qu’elle contenait.
J’ai payé sur 65 francs que je lui dois,2 25 francs seulement à mon proprietaire,3 ayant eu à payer d’avance 3 mois de loyer d’une chambre où je n’habiterai pas mais où j’ai remisé mes meubles,4 et ayant en outre eu une dizaine de francs de frais divers de démenagement &c.
Puis comme mes vêtements étaient dans un etat pas trop brillant – qu’en sortant dans la rue il devenait nécessaire d’avoir quelque chose de neuf – j’ai pris un complet de 35 francs et 4 francs pour 6 paires de chaussettes.  1v:2 Ainsi il me reste du billet encore quelques francs seulement et il faut que fin du mois je paye encore le propriétaire, quoiqu’on puisse le faire attendre quelques jours de plus ou de moins. A l’hospice il y a, après avoir réglé jusqu’aujourd’hui, encore à peu près pour le reste du mois de l’argent que j’y ai encore en dépot.
A la fin du mois je désirerais aller encore à l’hospice des aliénés à St. Remy ou une autre institution de ce genre dont monsieur Salles me parlait.5
Excusez moi d’entrer dans des details pour raisonner tant6 le pour ou le contre d’une telle demarche.
 1v:3
Cela me casserait beaucoup la tête d’en causer.
Suffira j’espère que je dise que je me sens décidemment incapable de recommencer à reprendre un nouvel atelier et d’y restera seul, ici à Arles ou ailleurs – cela revient au même – pour le moment – j’ai essayé de me faire à l’idée de recommencer pourtant – pour le moment pas possible. J’aurais peur de perdre la faculté de travailler qui me revient maintenant en me forçant, et ayant en outre toutes les autres responsabilites sur le dos, d’avoir un atelier.
Et provisoirement je désire rester interné autant pour ma propre tranquilité que pour celle des autres.
Ce qui me console un peu c’est que je commence à considerer la folie comme une maladie comme une autre et accepte la chose comme telle tandis que dans les crises memes  1r:4 il me semblait que tout ce que je m’imaginais était de la realité. Enfin justement je ne veux pas y penser ni en causer. Fais moi grace des explications – mais à toi, à Messr Salles et Rey je demande de faire en sorte que fin du mois ou commencement du mois de Mai j’aille là-bas comme pensionnaire interné.
Recommencer cette vie de peintre de jusqu’à présent, isolé dans l’atelier tantôt et sans autre ressource pour se distraire que d’aller dans un café ou un restaurant avec toute la critique des voisins &c., je ne peux pas. Aller vivre avec une autre personne, fut ce un autre artiste – difficile – très difficile – on prend sur soi une trop grande responsabilité. Je n’ose pas même y penser.–
Enfin commencons par 3 mois, nous verrons après. Or la pension doit y etre d’environ 80 francs et je ferai un peu de peinture et de dessin. Sans y mettre tant de fureur que l’autre année.  2r:5 Ne te chagrine pas pour tout cela.
Voilà de ces jours ci, en déménageant, en transportant tous mes meubles, en emballant les toiles que je t’enverrai, c’etait triste mais il me semblait surtout triste qu’avec tant de fraternité tout cela m’avait été donné par toi et que tant d’années durant c’était pourtant toi seul qui me soutenait et puis d’être obligé de revenir te dire toute cette triste histoire... mais il m’est difficile d’exprimer cela comme je le sentais.
la bonté que tu as eue pour moi n’est pas perdue puisque tu l’as eue et cela te reste, alors même que les résultats matériels seraient nuls cela te reste pourtant à plus forte raison mais je ne peux pas dire cela comme je le sentais.
Maintenant tu comprends bien que si l’alcool a ete certainement une des grandes causes de ma folie c’est alors venu tres lentement et s’en irait lentement ausi, en cas que cela s’en aille bien entendu. Ou si cela vient de fumer, meme chôse.
 2v:6
Mais j’espererais seulement que cela – cette guérison – l’affreuse superstition de certaines gens au sujet de l’alcool, de façon qu’ils se font eux mêmes prévaloir de ne jamais boire ou fumer. Il nous est déjà recommander de ne pas mentir ni voler & de ne pas commettre autres grands ou petits crimes et cela devient trop compliqué s’il était absolument indispensable de ne rien posséder que des vertus dans une societé dans laquelle nous sommes très indubitablement enracinés, qu’elle soit bonne ou mauvaise.
Je t’assure que de ces jours étranges où bien des choses me paraissent drôle parceque ma cervelle est agitee, je ne déteste pas dans tout cela le père Pangloss.7
Mais tu me rendras service en traitant carrément la question avec M. Salles et M. Rey.
 2v:7
Il me semblerait qu’avec une pension d’une soixantequinzaine de francs par mois il doit y avoir moyen de m’interner de facon que j’y aie tout ce qu’il me faut.
Puis j’y tiendrais beaucoup, si la chôse est possible, de pouvoir dans la journee sortir pour aller dessiner ou peindre dehors. Vu qu’ici je sors tous les jours maintenant et que je crois que cela peut continuer.
En payant plus je t’avertis que je serais moins heureux. La compagnie des autres malades, tu le comprends, ne m’est pas du tout desagreable, me distrait au contraire.
La nourriture ordinaire me va tout à fait bien, surtout si on me donnerait un peu davantage de vin là-bas comme ici que d’habitude, un demi litre au lieu d’un quart par exemple.
 2r:8
Mais un apartement séparé, c’est à savoir comment seront les règlements d’une institution comme cela. Sache que Rey est surchargé de travail, surchargé.8 s’il t’écrit ou M. Salles mieux vaut faire tout droit comme ils disent.
Enfin il faut en prendre son parti mon brave, les maladies de notre temps ce n’est en somme que comme de juste qu’ayant vécu des annees en sante relativement bonne, tôt ou tard nous en ayons notre part. Pour moi tu sens assez que je n’aurais pas précisement choisi la folie s’il y avait à choisir mais une fois qu’on a une affaire comme ça on ne peut plus l’attrapper. Cependant il y aura peutetre en outre encore la consolation de pouvoir un peu continuer à travailler à de la peinture. Comment feras tu pour ne pas dire à ta femme ni trop de bien ni trop de mal de Paris et d’un tas de chôses. Te sens tu d’avance tout à fait capable de garder tout juste la juste mesure toujours à tout point de vue.–
 3r:9
Je te serre bien la main en pensée, je ne sais pas si je t’ecrirai bien bien souvent parceque toutes mes journees ne sont pas claires assez pour ecrire un peu logiquement. Toutes tes bontes pour moi je les ai trouvé plus grandes que jamais aujourd’hui.
je ne peux pas te le dire comme je le sens mais je t’assure que cette bonté-là a été d’un bon aloi et si tu n’en vois pas les resultats mon cher frère ne te chagrine pas pour cela, ta bonté te demeurera. Seulement reporte sur ta femme cette affection tant que possible.
Et si nous correspondons un peu moins tu verras que si elle est telle que je la crois, qu’elle te consolera. Voilà ce que j’espère.
Rey est un bien brave homme, terriblement travailleur toujours à la besogne. Quelles gens les medecins d’aprésent!
 3v:10
Si tu vois Gauguin ou si tu lui ecris dis lui bien des chôses de ma part.
Je serai bien content d’avoir quelques nouvelles de ce que tu dis de la mère et de la soeur et si elles vont bien, dis leur de prendre mon histoire ma foi comme une chose de laquelle elles ne doivent pas s’affliger hors mesure car je suis malheureux relativement mais enfin j’ai peutêtre malgré cela encore des années à peu près ordinaires devant moi: C’est une maladie comme une autre et actuellement presque tous ceux que nous connaissons dans nos amis a quelque chôse. Ainsi est ce la peine d’en parler? Je regrette de donner de l’embaras à M. Salles, à Rey, surtout aussi à toi, mais que veux tu – la tete n’est pas d’aplomb assez pour recommencer comme auparavant – alors il s’agit de ne plus causer des scènes en public et naturellement un peu calmé maintenant, je sens tout à fait que j’étais dans un état malsain moralement et physiquement.9 Et les gens ont alors été bons pour moi, ceux dont je me rappelle et le reste, enfin j’ai causé de l’inquietude et si j’avais été dans un etat normal tout cela n’aurait pas de cette facon eu lieu. adieu, ecris quand tu pourras.

t. à t.
Vincent

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