1r:1
Mon cher Theo,
Quelques mots pour te souhaiter à toi & à ta fiancée bien du bonheur de ces jours ci. C’est comme un tic nerveux chez moi qu’à l’occasion d’un jour de fête j’éprouve généralement des difficultés à formuler une félicitation mais de là il ne faudrait pas conclure que moins ardemment que qui que ce soit je désire ton bonheur, ainsi que tu le sais bien.
J’ai encore à te remercier de ta dernière lettre ainsi que de l’envoi de couleurs de Tasset1 et de plusieurs Nos du Fifre avec des dessins de Forain.–2 Ces derniers m’ont surtout produit l’effet que ce que je fabrique devient bien sentimental à côté.–
J’attendais quelques jours avant de répondre, ignorant le jour où tu partirais pour Amsterdam, d’ailleurs j’ignore egalement si c’est à Breda ou à Amsterdam que tu te marieras. Mais si comme je suis porté à croire ce sera à Amsterdam alors j’ai presumé que vers Dimanche tu y trouverais cette lettre.
Tenez – juste aujourd’hui l’ami Roullin est venu me voir – il m’a dit de te dire bien des chôses de sa part et de te feliciter.– Sa visite m’a fait considérablement du plaisir, lui a souvent à porter des fardeaux qu’on dirait trop lourds.3 cela n’empêche pas que comme c’est une forte nature de paysan, il a toujours l’air bien portant et réjoui même – cependant pour moi qui en apprends toujours du nouveau avec lui, quelles leçons pour l’avenir il y a dans sa conversation quand il semble dire que la route ne devient pas plus commode en avançant dans la vie.  1v:2 J’ai causé avec lui pour avoir son opinion sur ce que je devais faire quant à l’atelier que je dois quitter dans tous les cas, à ce que me conseillaient M. Salles et Rey, à Pâques.4 Je disais à Roullin qu’ayant fait bien des chôses pour mettre cette maison en bien meilleur état que je ne l’avais prise et surtout pour le gaz que j’y ai fait mettre, je considérais cela comme un travail qu’on a fait.
On me force de partir – bon – mais pour enlever le gaz – pour me querreller pour dommages interêts ou autre chôse, certes il y aurait de quoi mais je n’en ai pas le coeur. La seule chôse que dans ce cas je trouve possible c’est de se dire qu’on aurait cherché à arranger une habitation pour des successeurs inconnus.
Et d’ailleurs avant de voir Roulin j’avais déjà été à l’usine de gaz5 pour arranger cela ainsi.– Et Roullin était du même avis.– Lui compte rester à Marseille.
Je vais bien de ces jours ci sauf un certain fond de tristesse vague difficile à definir – mais enfin – j’ai plutot pris des forces physiquement au lieu d’en perdre et je travaille.
J’ai justement sur le chevalet un verger de pêchers au bord d’un chemin avec les Alpines dans le fond.6 Il parait que dans le Figaro il y a eu un bel article sur Monet,7 Roullin l’avait lu et en avait été frappé disait-il.
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C’est en somme une question assez difficile à resoudre que de prendre un nouvel apartement, et meme de le trouver, surtout au mois.– M. Salles m’a parlé d’une maison à 20 francs qui est fort bien mais il n’est pas sûr que je pourrai l’avoir.
A Paques il me faudra payer 3 mois de loyer, le démenagement &c. Tout cela n’est ni gai ni commode. Surtout puisqu’absolument rien nous promet meilleure chance.
Roullin disait ou plutot faisait entendre qu’il n’aimait pas du tout l’inquiétude qui a regné ici à Arles cet hiver, considéré même tout à fait en dehors de la part qui en est tombé sur moi. Enfin c’est un peu partout comme ça, les affaires qui ne marchent pas fort, les expédients usés, les gens decouragés et – – – – comme tu le disais, ne se contentant pas de rester spectateurs et devenant méchant par desoeuvrement. Si quelqu’un rit encore ou travaille, vite de taper dessus.–
Enfin mon cher frère je crois que bientôt je ne serai plus malade assez pour demeurer interné.– Sans cela je commence à m’y habituer et si je devais rester pour de bon dans un hospice je m’y ferais et je crois que je pourrais y trouver des motifs à peindre aussi.
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Ecris moi bientôt si tu en trouves le temps.
La famille de Roullin était toujours à la campagne8 et quoiqu’il gagne un tant soit peu davantage, les dépenses séparées ayant augmentées en proportion, ils ne sont en realité pas un liard plus riche et il n’était pas sans soucis très pénibles. Heureusement le temps est beau et le soleil glorieux et les gens d’ici momentanément oublient vite toutes leurs peines et alors rayonnent d’entrain et d’illusions.
j’ai relu de ces jours ci les contes de noël de Dickens9 où il y a des choses tellement profondes qu’il faut souvent les relire, cela a énormément des rapports avec Carlyle.
Roullin tout en n’étant pas tout à fait assez agé pour etre pour moi comme un père,10 toutefois il a pour moi des gravités silencieuses et des tendresses comme serait d’un vieux soldat pour un jeune. Toujours – mais sans une parole – un je ne sais quoi qui parait vouloir dire: nous ne savons pas ce qui nous arrivera demain mais quoi qu’il en soit, songe à moi. Et cela fait du bien quand cela vient d’un homme qui n’est ni aigri, ni triste, ni parfait, ni heureux, ni toujours irréprochablement juste, mais si bon enfant et si sage et si ému et si croyant. Ecoute – je n’ai pas le droit de me plaindre de quoi que ce soit d’Arles lorsque je songe à de certains que j’y ai vu et que jamais je ne pourrai oublier.
Il se fait tard, encore une fois je te souhaite à toi et à Jo bien du bonheur et en pensee poignées de main.–

t. à t.
Vincent

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