1r:1
Mon cher Theo,
Merci beaucoup de ta bonne lettre et du billet de 50 fr. qu’elle contenait. Est-ce que ta santé à toi va passablement et est ce que à Paris il fait un temps supportable.
Nous avons ici des journees de soleil et de vent, je me promène beaucoup pour prendre l’air. Jusqu’à présent je couche et je mange à l’hospice. Hier & aujourd’hui j’ai commencé à travailler. Lorsque Mme Roulin est partie elle aussi, pour aller vivre avec sa mère à la campagne provisoirement,1 alors elle a emporté la berceuse. J’en avais l’esquisse et deux répétitions, elle a eu bon oeil et a pris la meilleure, seulement je la refais dans ce moment.2 et je ne veux pas que celle là soit inférieure.
En réponse à lettre de Mouries, qui me fait plaisir, ceci:3 si Gauguin en veut, d’échanger avec toi un exemplaire de la berceuse, il pourra l’envoyer en Danemark à sa femme4 et volontiers de cette façon je verrais une toile de moi là-bas. Mais comme je te l’ai déjà dit, peutêtre cette toile est elle incompréhensible.5 J’aurais aussi le desir d’envoyer quelque chose en Hollande. Mais je n’ai pas encore mon aplomb pour tout cela.
 1v:2
Est ce que tu y verras un brin de verdure dans ton nouvel appartement? je l’espère.
Pour ce qui est de Koning, réellement je n’ose pas trop l’encourager à venir ici, ni même avec son entrain de s’emballer pour le midi, avec l’expérience que j’en ai actuellement.6 S’il va à Nice, Menton, où c’est possiblea plus sain, il ne pourra qu’y être roulé à cause de sa bonne humeur &c. par les gens qui jouent, car cela c’est une vraie peste, même déjà ici, et fausse les caractères. Mais heureusement s’il y va il n’y ira pas seul. Pour sa peinture certes il y a de bien belles chôses ici.
Mais si on a trop de contrariétés, que dire et que faire alors.
Enfin tu t’aperçois que je ne sais pas encore trop qu’en penser.
Bernard m’a aussi écrit, je n’ai pas encore pu répondre car c’est si difficile d’expliquer le caractère des difficultés qu’on pourrait rencontrer ici et avec nos moeurs et facons de penser du nord ou de Paris c’est fatal que si on y reste longtemps il faut souffrir quelque chôse de pas drole dans ces parages.
 1v:3
Faut pourtant admettre que dans toutes les villes il y a des écoles de dessin et des amateurs en masse mais tu comprends que dirigés par des invalides ou des idiots des beaux arts ce n’est qu’apparence et frime.
M. Salles m’a remis aussitot les 50 francs.7 Cela me fait bien plaisir que Gauguin aie terminé des lithographies.8
Je crois aussi ce que tu dis que si un jour cela prenait une tournure plus grave il faudrait suivre ce que diraient les médecins et ne m’y oppose pas. Mais ce jour-là peut ne pas être demain ou après demain.
Maintenant il n’est pas rare parait-il dans ces contrées de voir toute une population même pris d’une panique – ainsi à Nice lors du tremblement de terre.–9 Actuellement toute la ville est inquiète, personne ne sachant au juste pourquoi et j’ai vu sur les journaux que justement dans des endroits pas fort eloignés d’ici il y avait de nouveau eu des secousses légères de tremblement de terre.10 Alors à plus forte raison je serais d’avis que pour ce qui me concerne j’attende avec autant de patience que je puisse collectionner, espérant qu’après cela se rassérénera.
 1r:4
à un autre moment, si j’etais moins impressionable, je me moquerais probablement pas mal de ce qui me parait de travers et de détraqué dans les habitudes du pays. A présent parfois cela me fait de l’effet pas gai. Ben – en somme il y a tant de peintres qui sont toqués d’une façon ou d’une autre que peu à peu je m’en consolerai.
Plus que jamais je comprends les souffrances de Gauguin qui a pris dans les tropiques la même chôse, une sensibilité excessive. à l’hopital j’ai entrevu justement une négresse malade qui y resteb et travaille comme servante. Dis lui ça.–
Si tu disais à Rivet que tu as tant d’inquietudes pour moi il te rassurerait certes en te disant qu’à cause de ce qu’il y a tant de sympathie et de communauté d’idées entre nous tu ressens un peu la même chôse. Ne pense pas trop à moi – avec une idée fixe.
Je me débrouillerai d’ailleurs mieux si je te sais calme. Quoi qu’il arrive ne sommes nous pas en grand nombre en France de ceux qui cherchent à rester calmes quoi qu’il arrive, adversité ou prospérité. Je te serre bien la main en pensée. tu est bien bon de dire que je pourrais venir à Paris mais je pense que l’agitation d’une grande ville ne vaudra jamais rien pour moi. à bientôt.

t.à.t.
Vincent

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