1r:1
1Mon cher Theo,
1*Merci de ta lettre et du billet de 50 fr_
2qu’elle contenait. Naturellement jusqu’à
3l’arrivee de ta lettre après le 1er je suis maintenant
4à couvert. Ce qui est arrivé pour cet argent
5c’était absolument un grand hasard et
6un malentendu dont ni toi ni moi ne
7sommes responsables. Telegraphier/ comme
8tu dis justement/ par le meme hasard je
9ne le pouvais pas car j’ignorais si tu etais
10encore à Amsterdam ou de retour à Paris_1
11C’est avec le reste passé maintenant et
12une preuve de plus du proverbe qu’un malheur
13ne vient jamais seul. Hier Roulin est
14parti (naturellement ma dépêche d’hier etait
15envoyée avant l’arrivée de ta lettre de ce matin).
16c’était touchant de le voir avec ses enfants
17le dernier jour/ surtout avec la toute
18petite quand il la faisait rire et sauter
19sur ses genoux et chantait pour elle.
20Sa voix avait un timbre étrangement
21pur et emu où il y avait à la fois
22pour mon oreille un doux et navré chant de
23nourrice et comme un lointain résonnement
24du Clairon de la France de la révolution.  1v:2
25Il n’était pourtant pas triste/ au contraire/
26il avait mis son uniforme tout neuf qu’il
27avait reçu le jour même et tout le monde lui
28faisait fête.
29Je viens de terminer une nouvelle toile qui
30a un petit air presque chic/ un panier d’osier
31avec citrons & oranges – une branche de cyprès
32et une paire de gants bleus/ tu as déjà vu
33de ces paniers de fruits de moi_2
34Ecoutez – ce que tu sais que je cherche/ moi/
35c’est de retrouver l’argent qu’a couté mon
36éducation de peintre/ ni plus ni moins_
37Cela c’est mon droit avec le gain du pain
38de chaque jour.
39Il me paraitrait juste que cela retourne
40je ne dis pas dans tes mains puisque nous
41avons fait ce que nous avons fait à nous
42deux et que cela nous cause tant de peine
43de causer de l’argent.
44Mais que cela aille dans les mains de ta
45femme qui d’ailleurs se joindra à nous
46autres pour travailler avec les artistes.
47Si je ne m’occupe pas encore de la vente
48directement c’est que mon lot de tableaux
49n’est pas encore au complet mais il avance
50et je me suis remis au travail avec ce
51nerf-là en métal.
52J’ai veine et deveine dans ma production mais
53non pas seulement déveine. Si par exemple notre
54bouquet de Monticelli3 vaut pour un amateur 500 francs/
55et il les vaut/ alors j’ose t’assurer que mes tournesols4  1v:3
56pour un de ces ecossais ou americains vaut 500 francs aussi_
57Or pour être chauffé suffisamment pour fondre
58ces ors-là et ces tons de fleurs – le premier
59venu ne le peut pas/ il faut l’energie et
60l’attention d’un individu tout entier.–
61Lorsqu’après ma maladie je revis mes toiles/
62ce qui me semblait le mieux etait la
63chambre à coucher.5
64Il me semble que ton appartement serait encombré
65surtout après que ta femme y demeurera aussi
66si je t’envoyais tout cela à Paris. Puis
67cela ferait connaitre les toiles qui seraient
68fanés et discutées en bas6 comme rien/ avant
69le temps et l’heure.
70La somme avec laquelle nous travaillons
71est certes assez respectable mais il s’en
72ecoule beaucoup et pour faire que d’année
73en année tout ne s’écoule pas entre les
74mailles c’est à cela surtout nous devonsa
75veiller. C’est aussi que si le mois s’avance
76je cherche toujours à établir plus ou moins
77un équilibre par la production/ au moins relatif.
78Tant de contrariétés certes me rendent
79un peu inquiet et craintif mais je ne
80desespère pas encore.
81Le mal que je prevois c’est qu’il faudra
82beaucoup de prudence pour eviter
83que les frais qu’on a lorsqu’on vend ne dépassent
84pas la vente elle-même lorsque ce jour sera
85venu. Cela/ que de fois ne avons nous
86pas été à même de voir cette triste chose-là
87dans la vie des artistes.–
88J’ai en train le portrait de la femme Roulin
89où je travaillais avant d’être malade.7
90j’avais arrangé là-dedans les rouges depuis
91le rose jusqu’à l’orangé/ lequel montait
92dans les jaunes jusqu’au citron avec des
93verts clairs et sombres. Si je pouvais
94terminer cela/ cela me ferait bien plaisir
95mais je crains qu’elle ne voudra plus poser/
96son mari absent.–
 1r:4
97Tu vois juste que le depart de Gauguin est terrible/
98juste parce que cela nous refout en bas alors que
99nous avions crée et meublé la maison pour y loger
100les amis au mauvais jour.
101Seulement quand meme nous gardons les
102meubles &c. Et quoique aujourd’hui tout le
103monde aura peur de moi/ avec le temps
104cela peut disparaitre.8
105Nous sommes tous mortels et sujets
106à toutes les maladies possibles/ qu’y pouvons
107nous lorsque ces dernières ne sont pas
108précisement d’espèce agreable. Le mieux
109est de chercher à s’en guerir.–
110Je trouve aussi du remords en songeant
111à la peine que de mon côté j’ai occasionné
112quelqu’involontairement que ce soit – à Gauguin_
113Mais auparavant aux derniers jours je ne voyais
114qu’une seule chôse c’est qu’il travaillait le coeur
115partagé entre le désir d’aller à Paris
116pour l’exécution de ses plans et la vie à Arles.
117Que resultera-t-il de tout cela pour lui.–
118Tu sentiras que quoique tu aies
119des bons appointements/ pourtant nous
120manquons de capital ne fut-ce en marchandise/
121et que pour reellement faire
122changer
123la triste position des artistes que nous connaissons
124il faudrait encore être plus puissant. Mais
125alors souvent on se heurte justement à la
126mefiance de leur part et à ce qu’il complotent
127toujours entre eux. ce qui arrive toujour
128au resultat de – vide. Je crois
129qu’à Pont Aven ils avaient déjà à 5 ou 6
130formé un nouveau groupe/ tombé
131peut etre déjà_9
132Ils ne sont pas de mauvaise foi mais
133c’est là une chôse sans nom et un
134de leurs defauts d’enfants terribles_
 2r:5
135Maintenant le principal sera que ton
136marriage ne traine pas. En te mariant
137tu rends la mère tranquille et heureuse
138et enfin ce que necessite un peu
139ta position dans la vie et dans le
140commerce. Sera ce apprecié par la
141société à laquelle tu apartiens/ cela
142pas plus peutetre que les artistes
143's’en doutent que parfois j’ai travaillé
144et souffert pour la communauté...
145Aussi de moi ton frère tu
146ne desireras pas les felicitations
147absolument banales et les assurances
148que tu seras tout droit transporté dans
149un paradis.–
150Et avec ta femme tu cesseras
151d’être seul/ ce que je souhaiterais tant
152à la soeur Wil aussi.
153J’espere toujours que peutêtre nous pourrions/
154faute de la faire rencontrer et marier
155un médecin/ au moins peut etre la
156faire rencontrer un peintre.
157Cela/ après ton propre mariage/ serait
158ce que je desirerais maintenant plus
159que tout le reste.
160Ton mariage fait/ il s’en fera
161peut-etre d’autres dans la famille
162et dans tous les cas tu verras ton
163chemin clair et la maison ne sera
164plus vide.–
 2v:6
165'Quoi que je pense sur quelques autres
166points/ notre pere et notre mère ont
167été exemplaires comme gens
168mariés_
169Et je n’oublierai jamais la mère
170à l’occasion de la mort de notre père
171où elle ne disait qu’une seule
172petite parole qui pour moi a fait
173que j’ai recommencé à aimer
174davantage la vieille mère ensuite_
175Enfin comme gens mariés nos parents
176étaient exemplaire comme Roulin
177et sa femme pour citer un autre
178specimen.
179Eh bien va droit dans ce chemin-là_
180Pendant ma maladie j’ai revu chaque
181chambre de la maison à Zundert/ chaque
182sentier/ chaque plante dans le jardin/ les
183'aspects d’alentour/ les champs/ les voisins/ le
184cimetiere/ l’eglise/ notre jardin potager
185derriere – jusqu’au nid de pie dans un
186haut accacia dans le cimetière_
187Cela puisque de ces jours-là j’ai encore les
188souvenirs les plus primitifs de vous autres
189'tous; pour se souvenir de tout cela il n’y
190a plus ainsi que la mère et moi.–
191Je n’insiste pas puisqu’il est mieux
192que je ne cherche pas à retablir tout ce qui m’a
193passé dans la tête alors.
194Sache seulement que je serais tres heureux
195lorsque ton mariage sera accompli_
196Ecoute maintenant/ si vis à vis de ta femme
197il serait peut-être bon que de temps à autre
198il y eût un tableau de moi chez les Goupil/
199alors je laisserai là ma vieille dent que j’ai
200contre eux de la façon suivante. J’ai dit que je
201ne voulais pas y revenir avec un tableau trop innocent_10  2v:7
202Mais si tu veux tu peux y exposer
203les deux toiles de tournesols.
204Gauguin serait content d’en avoir
205une et j’aime bien à faire à Gauguin
206un plaisir d’une certaine
207force. Alors il desire une de ces deux toiles/
208eh bien j’en referai une des deux/ celle
209qu’il désire.11
210Tu verras que ces toiles taperont à l’oeil_
211Mais je te conseillerais de les garder pour
212toi/ pour ton intimité de ta femme et
213de toi.–
214C’est de la peinture un peu changeante d’aspect/
215qui prend richesse en regardant plus longtemps.
216Tu sais que Gauguin les aime extraordinairement
217'd’ailleurs. Il m’en a dit entre autres:
218'“cà – .. c’est.. la fleur”.–
219Tu sais que Jeannin a la pivoine/
220que Quost a la rose tremiere
221mais moi j’ai un peu le tournesol.
222Et en somme cela me fera un plaisir
223de continuer les échanges avec
224Gauguin/12 meme si quelquefois cela me
225coûte cher à moi aussi_
226As tu vu lors de ta hative visite le portrait
227en noir et jaune de Mme Ginoux?
228C’est là un portrait peint en 3 quarts d’heure_13
229Il faut que je finisse pour le moment_
230Le retard de l’envoi d’argent est un hasard
231et ainsi ni toi ni moi n’y ont rien pu_
231Poignée de main_

233t. à t_
234Vincent


143 doutent < doute
165 Quoi que < Quoique
183 le < les
189 tous; < tous
217 autres: < autres.
218 fleur”.– < fleur.–
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