1r:1
Mon cher ami Gauguin
merci de votre lettre.1 Restant seul à bord de ma petite maison jaune – comme d’ailleurs c’était peut être mon devoir d’y rester le dernier – je ne suis pas sans être un peu emmerdé du départ des amis.
Roulin a eu son changement pour Marseille et vient de partir. C’était touchant de le voir les derniers jours avec la petite Marcelle lorsqu’il la faisait rire et sauter sur ses genoux.
Son changement nécessite sa séparation de sa famille, et que celui que simultanement vous et moi un soir avions surnommé “le passant” avait le coeur donc bien gros, ne vous etonnera pas. Or moi aussi, témoin de ça et d’autres chôses navrantes.–
Sa voix en chantant pour son enfant prenait un timbre étrange où il y avait de la voix d’une berceuse ou d’une nourrice navrée et puis un autre son d’airain comme un clairon de France.–
à présent j’ai du remords d’avoir peutêtre, moi qui insistais tant pour que vous restiez ici attendre les évenements et vous donnais tant de bonnes raisons pour cela, à présent j’ai du remords d’avoir bien peut être déterminé votre départ – à moins pourtant que ce départ fusse prémedité auparavant–? Et que alors il etait peut-être à moi de montrer que j’etais encore en droit d’etre franchement tenu au courant.2
 1v:2
Quoi qu’il en soit nous nous aimons assez j’espère pour pouvoir encore même au besoin recommencer si la dèche, hélas toujours là pour nous autres artistes sans capital, nécessiterait telle mesure.
Vous me parlez dans votre lettre d’une toile de moi, les tournesols à fond jaune3 – pour dire qu’il vous ferait quelque plaisir de la recevoir.– Je ne crois pas que vous ayez grand tort dans votre choix – si Jeannin a la pivoine, Quost la rose trémière, moi en effet j’ai avant d’autres pris le tournesol.–
Je crois que je commencerai par retourner ce qui est à vous en vous faisant observer que c’est mon intention, après ce qui s’est passé, de contester categoriquement votre droit sur la toile en question. Mais comme j’approuve votre intelligence dans le choix de cette toile je ferai un effort pour en peindre deux exactement pareils. Dans lequel cas il pourrait en définitive se faire et s’arranger ainsi à l’amiable  2r:3 que vous eussiez la vôtre quand-même.
Aujourd’hui j’ai recommencé la toile que j’avais peinte de mme Roulin, celle que pour cause de mon accident était restée à l’etat vague pour les mains.4 Comme arrangement de couleurs: les rouges allant jusqu’aux purs orangés, s’exaltant encore dans les chairs jusqu’aux chromes, passant dans les roses et se mariant aux verts olives et véronèse. Comme arrangement de couleurs impressioniste je n’ai jamais inventé mieux.
Et je crois que si on plaçait cette toile telle quelle dans un bateau de pêcheurs même d’Islande, il y en aurait qui sentiraient là-dedans la berceuse.5 Ah! mon cher ami, faire de la peinture ce qu’est déjà avant nous la musique de Berlioz et de Wagner.... un art consolateur pour les coeurs navrés!6 Il n’y a encore que quelques uns qui comme vous et moi le sentent!!!
 2v:4
Mon frère vous comprend bien et lorsqu’il me dit que vous êtes une espèce de malheureux comme moi alors cela prouve bien qu’il nous comprend.
Je vous enverrai vos affaires mais par moments la faiblesse me reprend encore et alors je ne peux pas même faire le geste de vous renvoyer vos affaires. Dans quelques jours je m’enhardirai. Et les “masques et gants d’armes” (ne vous servez que le moins possible d’engins de guerre moins enfantins), ces terribles engins de guerre attendront jusque-là.7 Je vous ecris maintenant très tranquillement mais l’emballage de tout le reste j’ai pas encore pu.–
Dans ma fievre cérébrale ou nerveuse ou folie, je ne sais trop comment dire ou comment nommer ça, ma pensée a naviguée sur bien des mers. J’ai rêvé jusqu’au vaisseau fantôme Hollandais8 et jusqu’à l’horla9 et il parait que j’ai alors chanté, moi qui ne sais pas chanter en d’autres occasions, justement un vieux chant de nourrice en songeant à ce que chantait la berceuse qui bercait les marins et que j’avais cherchée dans un arrangement de couleurs avant de tomber malade.–10
Ne connaissant pas la musique de Berlioz. Poignée de main bien de coeur.

t. à v.
Vincent

Cela me fera bien plaisir si vous m’ecrirai de nouveau sous peu. Avez vous deja lu Tartarin11 en plein maintenant. l’imagination du midi rend copains, allez, et entre nous nous avons amitie toujours.

avez vous deja lu et relu la cabane de l’oncle Tom de Beecher Stowe.12 C’est peutetre pas tres bien ecrit litterairement.– Avez vous deja lu Germinie Lacerteux.13

top