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mon cher Theo,
il est de mon côté aussi plus que temps que je t’écrive une fois à tête reposée. Merci d’abord de ta bonne lettre ainsi que du billet de 100 fr. qu’elle contenait. Nos journées passent à travailler, travailler toujours, le soir nous sommes éreintés et nous allons au café pour nous coucher de bonne heure après. Voilà l’existence. Naturellement ici aussi nous sommes en hiver quoiqu’il continue toujours à faire fort beau de temps en temps. Mais je ne trouve pas désagréable de chercher à travailler d’imagination puisque cela me permet de ne pas sortir. Travailler dans la chaleur d’une étuve ne me gène pas mais le froid ne fait pas mon affaire comme tu sais. Seulement j’ai raté cette chôse que j’ai faite du jardin à Nunen1 et je sens que pour les travaux d’imagination il faut aussi l’habitude. Mais j’ai fait les portraits de toute une famille, celle du facteur dont j’ai déjà précédemment fait la tête – l’homme, la femme, le bébé, le jeune garcon et le fils de 16 ans, tous des types et bien francais quoique cela aie l’air d’être des russes. Toiles de 15.–2 Cela tu sens combien je me sens dans mon élément et que cela me console jusqu’à un certain point de n’être pas un medecin.
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J’espère insister là-dessus et pouvoir obtenir des poses plus sérieuses payables en portraits.
Et si j’arrive à faire encore mieux toute cette famille- j’aurai fait au moins une chôse à mon goût et personelle.
Actuellement je suis en pleine merde, des études, des études, des études et cela durera encore – un désordre tel que j’en suis navré – et pourtant cela me fera de la propreté à 40 ans. De temps en temps une toile qui fait tableau tel que le semeur en question que je crois, moi aussi, mieux que le premier.3
Si nous pouvons tenir le siège, un jour de victoire viendra pour nous quand bien même qu’on ne serait pas dans les gens desquels on parle. C’est un peu le cas de songer à ce proverbe, joie de rue, douleur de maison.4
Que veux tu.– Supposant que nous ayons encore toute une bataille à faire alors il faut chercher à murir tranquillement. Tu m’as toujours dit de faire la qualité et non tant que ça la quantité. Or rien ne nous empêche d’avoir beaucoup d’etudes comptant comme telles et conséquemment pas à vendrea un tas de chôses. Et si nous soyons tot ou tard obligés de vendre,  1v:3 alors de vendre un peu plus cher des chôses qui peuvent au point de vue de la recherche serieuse se maintenir.
Je crois que – malgré moi – je ne pourrai m’empêcher de t’envoyer quelques toiles sous peu, mettons dans un mois. Je dis malgré moi car je suis convaincu que les toiles y gagnent en sèchant à fond ici dans le midi jusqu’à que la pâte en soit durcie à fond ce qui prend longtemps – c. à d. un an. Si je me retiens de les envoyer ce serait certes le mieux. Car nous n’en avons pas besoin dans ce moment de les montrer, ca je le sens assez.
Gauguin travaille beaucoup – j’aime beaucoup une nature morte à fond et avant plan jaunes.5 il a en train un portrait de moi que je ne compte pas dans ses entreprises sans issue.6
il fait actuellement des paysages7 et enfin il a une toile bien de laveuses,8 même fort bien à ce que je trouve.
Tu dois recevoir deux dessins de Gauguin en retour de 50 fr. que tu lui avais envoyés en Bretagne. Mais la mère Bernard se les était simplement appropriées.–9 Parlant d’histoires sans nom c’en est bien une. Je crois qu’elle finira pourtant par les rendre.  1r:4 Mefie toi de la famille Bernard mais sache qu’à mon avis les Bernard sont tres beau et qu’il aura du succes parisien mérité.
Tres interessant que tu aies rencontré Chatrian. Est il blond ou noir, je voudrais savoir cela puisque je connais les deux portraits.10
C’est surtout Mme Therèse et l’ami Fritz que j’aime dans leur oeuvre.
Sur l’histoire d’un sous-maitre il me semble qu’il y ait plus à redire que cela me paraissait dans le temps pouvoir être le cas.11
Je crois que nous finirons par passer nos soirées à dessiner et à écrire, il y a plus à travailler que nous ne puissions faire.
Tu sais que Gauguin est invité à exposer aux vingtistes.12 Son imagination le porte déjà à songer à se fixer à Bruxelles ce qui certes serait un moyen de se retrouver dans la possibilité de revoir sa femme Danoise.13 Du moment qu’en attendant il aie du succès dans les arlésiennes je ne considérerais pas cela comme absolument sans conséquenses.
il est marié et il ne le parait pas beaucoup, enfin je crains qu’il y ait incompatibilite de caractère absolu entre sa femme et lui mais il tient naturellement davantage à ses enfants qui d’après les portraits sont très beaux.14 Nous autres ne sommes pas malins là-dedans.– à bientot, poignee de main à toi et aux hollandais.15

Vincent.

Gauguin t’ecrira demain, il attend reponse à sa lettre16 et te dit bien le bonjour.

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