1r:1
Mon cher Theo,
Gauguin et moi te remercions beaucoup de ton envoi de 100 fr. et également de ta lettre.
Gauguin est très heureux de ce que tu aimes son envoi de Bretagne1 et que d’autres qui l’ont vu l’ont aimé aussi.
Il a dans ce moment en train des femmes dans une vigne,2 absolument de tête mais s’il ne le gâte pas ni ne le laisse là inachevé cela sera très beau et très étrange. Egalement un tableau du même café de nuit que j’ai peint aussi.3
Moi j’ai fait deux toiles d’une chûte des feuilles que Gauguin aimait je crois4 et travaille actuellement à une vigne toute pourpre et jaune.5
Ensuite j’ai enfin une Arlésienne, une figure (toile de 30) sabrée dans une heure, fond citron pâle – le visage gris – l’habillement noir noir noir, du bleu de prusse tout cru. Elle s’appuye sur une table verte et est assise dans un fauteuil de bois – orangé.–6
Gauguin a acheté pour la maison une commode, divers ustensiles de ménage puis 20 mètres de toile très forte,7 un tas de choses dont nous avions besoin, qu’en tous les cas il était plus commode d’avoir. Seulement nous avons pris note de tout ce qu’il a payé, ce qui revient à à peu près 100 francs que soit à nouvel an soit par exemple au mois de mars nous lui rendrions et alors la commode &c. naturellement serait à nous.
Je trouve cela juste en somme puisque lui a l’intention de mettre de l’argent de côté quand il vendra.  1v:2 Jusqu’au moment (mettons dans un an) qu’il aura assez pour risquer un second voyage à la Martinique.
Nous travaillons beaucoup et la vie à deux marche très bien.
Je suis bien heureux de savoir que tu n’es pas seul dans l’apartement.
Les dessins de de Haan sont bien beaux, je les aime beaucoup.8 Maintenant faire cela avec de la couleur, arriver à autant d’expression sans la ressource du clair obscur blanc et noir, bigre cela n’est pas commode. Et même il arrivera à un autre dessin s’il exécute son plan de traverser l’impressionisme comme une école, considérant ses nouveaux essais de couleur comme absolument des études. Mais selon moi il a plusieurs fois raison de faire tout cela.
Seulement il y a plusieurs soi disant impressionistes qui n’ont pas sa science de la figure et c’est justement celle-là, cette science de la figure qui plus tard remontera sur l’eau et de laquelle il se trouvera toujours bien. Je suis tres desireux de les connaitre un jour, de Haan et Isaacson. Si jamais ils venaient ici Gauguin leur dirait certes: allez à Java faire de l’impressionisme. Car Gauguin tout en travaillant dur ici a toujours la nostalgie des  1v:3 pays chauds. Et voilà c’est incontestable que lorsque l’on viendrait à Java par exemple avec la preoccupation d’y faire de la couleur, on verrait un tas un tas de chôses nouvelles. Ensuite dans ces pays plus lumineux sous le soleil plus fort, l’ombre propre ainsi que l’ombre portée des objets et des figures devient toute autre et est tellement colorée qu’on est tenté à la supprimer tout simplement. Cela arrive déjà ici.– Enfin je n’insiste pas sur l’importance de la question de la peinture tropicale, de Haan et Isaacson, j’en suis sûr d’avance, en sentiront l’importance.
En aucun cas, venir ici à une epoque ou une autre ne leur fera aucun tort, ils trouveront certes des chôses intéressantes.
Gauguin et moi vont diner aujourd’hui chez nous. et nous sentons surs et certains que cela nous réussira autant de fois que cela nous paraitra préférable ou meilleur marché.
Pour ne pas retarder cette lettre je la terminerai pour aujourd’hui. Bientot j’espère encore t’ecrire.
Ton arrangement pour l’argent est tout à fait bien.9
Je crois que tu aimerais la chute des feuilles que j’ai faite.
C’est des troncs de peupliers lilas coupés par le cadre là où commencent les feuilles.
Ces troncs d’arbres comme des piliers bordent une allée où sont à droite & à gauche alignés de vieux tombeaux romains d’un lilas bleu.– Or le sol est couvert comme d’un tapis par une couche epaisse de feuilles  1r:4 orangées et jaunes – tombées. Comme des flocons de neige il en tombe toujours encore.
Et dans l’allée des figurines d’amoureux noirs. Le haut du tableau est une prairie très verte et pas de ciel ou presque pas.10
La deuxieme toile est la meme allée mais avec un vieux bonhomme et une femme grosse et ronde comme une boule.11
Mais Dimanche si tu avais été avec nous!– nous avons vu une vigne rouge, toute rouge comme du vin rouge. Dans le lointain elle devenait jaune et puis un ciel vert avec un soleil, des terrains après la pluie violets et scintillant jaune par ci par là où se refletait le soleil couchant.–
Nous te serrons bien la main en pensée et à bientot, le plus tôt que je pourrai je t’ecris de nouveau et aussi à nos Hollandais.12

t. à t.
Vincent

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