1r:1
Mon cher copain Bernard
Ces jours ci nous avons beaucoup travaillé et entre temps j’ai lu le rêve de Zola,1 ce qui fait que je n’ai guère eu le temps d’écrire.
Gauguin m’intéresse beaucoup comme homme – beaucoup.– Il m’a depuis longtemps semblé que dans notre sale métier de peintre nous avons le plus grand besoin de gens ayant des mains et des estomacs d’ouvrier.– Des gouts plus naturels – des tempéraments plus amoureux et plus charitables – que le boulevardier parisien décadent et crevé.–
Or ici sans le moindre doute nous nous trouvons en présence d’un être vierge à instincts de fauve. Chez Gauguin le sang et le sexe prevalent sur l’ambition. Mais suffit, tu l’as vu de près plus longtemps que moi, seulement voulais en quelques mots dire premieres impressions.
Ensuite je ne pense pas que cela t’epatera beaucoup si je te dis que nos discussions tendent à traiter le sujet terrible d’une association de certains peintres.  1v:2 Cette association, doit ou peut elle avoir oui ou non un caractère commercial. Nous ne sommes encore arrivé à aucun resultat et n’avons point encore mis le pied sur un continent nouveau.
Or moi qui ai un pressentiment d’un nouveau monde, qui crois certes à la possibilité d’une immense renaissance de l’art. Qui crois que cet art nouveau aura les tropiques pour patrie.2
Il me semble que nous mêmes ne servons que d’intermédiaires. Et que ce ne sera qu’une genération suivante qui réussira à vivre en paix. Enfin, tout cela, nos devoirs et nos possibilités d’action ne sauraient nous devenir plus clairs que par l’expérience même.
J’ai été un peu surpris de ne pas encore avoir reçu tes études promises en échange des miennes.3
Maintenant ce qui t’interessera – nous avons fait quelques excursions dans les bordels et il est probable que nous finirons par aller souvent travailler là.– Gauguin a dans ce moment en train une toile du même  1v:3 café de nuit que j’ai peint aussi mais avec des figures vues dans les bordels.4 Cela promet de devenir une belle chôse.
Moi j’ai fait deux études d’une chûte des feuilles dans une allée de peupliers et une troisieme étude de l’ensemble de cette allee, entièrement jaune.5
Je déclare ne pas comprendre pourquoi je ne fais pas d’études de figure6 alors que théoriquement il m’est parfois si difficile de concevoir la peinture de l’avenir comme autre chose qu’une nouvelle serie de puissants portraitistes simples et comprehensibles à tout le grand public. Enfin peutetre je vais sous peu me mettre à faire les bordels.
Je laisse une page pour Gauguin qui probablement va t’ecrire aussi et te serre bien la main en pensee.

t. à t.
Vincent

Milliet le sous off. Zouaves est parti pour l’Afrique et aimerait bien que tu lui ecrives un de ces jours.–
[Continued by Paul Gauguin]
Vous ferez bien en effet de lui écrire quelles sont vos intentions afin qu’il prenne les devants pour vous  1r:4 préparer la voie.–
Mr Milliet, sous lieutenant de Zouaves, Guelma, Afrique.–
N’écoutez pas Vincent, il a comme vous savez l’admiration facile et l’indulgence dito.– Son idée sur l’avenir d’une génération nouvelle aux tropiques comme peintre me paraît absolument juste et je conti-nue à avoir l’intention d’y retourner quand je trouverai les moyens.7 Qui sait, un peu de chance?–
Vincent a fait deux études de feuilles tombantes dans une allée qui sont dans ma chambre et que vous aimeriez bien. sur toile à sac très grosse mais très bonne.8
Envoyez de vos nouvelles et de tous les copains.

t –
Paul Gauguin

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