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le 27 Oct. 1888

Mon cher Vincent,
En revenant de Bruxelles je trouve ta dépêche & ta lettre;1 en réponse à la première qui m’a fait un grand plaisir je t’envois un mandat car quoiqu’il soit possible que Gauguin ait reçu la lettre que j’adressais à Pont Aven, le croyant encore là-bas, la possibilité existe que vous ne l’ayez pas reçue, qu’à deux il soit encore plus difficile que seul pour avoir de quoi vivre.2 Pourquoi ne tâches tu pas d’avoir crédit chez un nourisseur pour le cas où comme dernièrement je ne sois pas là ou ne  1v:2 puis pas t’envoyer de l’argent immédiatement.
Je suis bien bien content que Gauguin soit avec toi car je craignais qu’il n’aie rencontré quelque empêchement de venir. Maintenant par ta lettre je vois que tu es malade & que tu te fais des quantités de soucis. Une fois pour toute il faut que je te dise une chose. Je considère comme si la chose d’argent & de vente de tableaux & tout le côté financier n’existe pas, ou plustôt que cela existe comme une maladie. Comme il est certain qu’avant une révolution formidable, ou probablement plusieurs révolutions, la question argent ne disparaitra pas, il faut la traiter comme la vérole si on l’a. C’est à dire prendre les précautions contre les accidents qui peuvent en résulter, mais sans cela ne pas s’en faire de bile. Tu y penses de trop dans ces derniers temps & quoiqu’il n’y ait pas de symptôme d’accident tu en est souffrant. Par les accidents j’entends la misère & il faut donc, pour ne pas y arriver,  1v:3 aller doucement, ne pas faire d’eccès,a et eviter les autres maladies pour autant que cela soit possible. Tu parles d’argent que tu me dois & que tu veux me rendre. Je ne connais pas cela. Là où je voudrais que tu arrives cela serait, que tu n’aies jamais la préoccupation. Il faut que je travaille pour de l’argent. Comme à nous deux nous n’en avons pas beaucoup il faut ne pas nous mettre trop sur les bras mais cela pris en considération nous pouvons tenir encore quelque temps même sans vendre quoi que ce soit. Si tu sentes le besoin de travailler beaucoup pour toi, bon, dis le & je pense que nous pouvons marcher tout de même, mais je ne comprends pas le calcul de tant de tableaux à fs 100, si l’on veut qu’ils valent fr 100; ils ne valent rien parceque cette ignoble société n’est qu’avec ceux qui n’en ont pas besoin. Mais sachant cela faisons comme elle & disons, nous n’en avons pas besoin.  1r:4 est ce qu’un homme averti n’en vaut pas deux. Tu peux, si tu veux, faire quelque chose pour moi, c’est de continuer comme par le passé & nous créer un entourage d’artistes & d’amis, ce dont je suis absolument incapable à moi seul & ce que tu as cependant créé plus ou moins depuis que tu es en France. Est ce que les artistes commençant, les autres ne suivront pas quand nous en aurons besoin au moment où nous ne pourrons plus travailler comme actuellement? Pour moi j’en ai la ferme conviction.
Tu ne sais pas comme tu m’affliges quand tu dis que tu auras travaillé tant que tu sentiras que tu n’auras pas vécu. D’abord je crois que cela n’est pas vrai car justement tu vis & de la façon comme les grands & les nobles. Mais de grace avertis moi à temps pour que je ne sens pas que tu aies été dans la misère & que tu aies été malade parce qu’il te manquait le morceau de pain pour vivre. J’espère que la société de Gauguin te soit agréable & que tu te remettras très prochainement. Je n’ai pas encore reçu ses  2r:5 toiles. Est ce qu’il les a expédiées ou est ce qu’elles doivent m’arriver par quelcun?3
A Bruxelles j’ai fait connaissance avec le fils de de Groux, qui lui aussi est artiste.4 Malheureusement c’était le dernier soir que j’étais là & je n’ai donc pas pu voir ce qu’il fait. Le mouvement qui se fait içi en art parait très discuté mais aussi approuvé là-bas & il serait bon de créer à Bruxelles aussi une exposition permanente. Demain de Haan vient rester avec moib dont je suis très content, je suis très curieux de savoir ce qu’il va faire car il a envie de se mettre aussitôt au travail. Çi inclus tu trouveras une lettre de n. mère qu’elle me prie de te faire parvenir.5 Tasset t’enverra prochainement les couleurs & la toile.6
A bientôt & bonne poignée de mains, aussi à Gauguin.

Theo

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