1r:1
mon cher Theo
Merci de ta lettre1 et du billet de 50 fr. Comme tu l’as appris par ma dépêche Gauguin est arrivé en bonne santé.2 Il me fait même l’effet de se porter mieux que moi.
Il est naturellement très content de la vente que tu as faite et moi pas moins puisqu’ainsi de certains frais encore absolument nécessaires pour l’installation n’ont ni besoin d’attendre ni porteront sur ton dos seulement. G. t’écrira certes aujourd’hui. Il est très très interessant comme homme et j’ai toute confiance qu’avec lui nous ferons des tas de chôses. Il produira probablement beaucoup ici et peutetre, j’espère, moi aussi.
Et alors pour toi j’ose croire le fardeau sera un peu moins lourd et j’ose croire beaucoup moins lourd.
Je sens moi, jusqu’à en etre écrasé moralement et vidé physiquement, le besoin de produire, justement parce que je n’ai en somme aucun aucun autre moyen de jamais rentrer dans nos depenses.
 1v:2
Je n’y puis rien que mes tableaux ne se vendent pas.
Le jour viendra cependant où l’on verra que cela vaut plus que le prix de la couleur et de ma vie en somme très maigre que nous y mettons.
Je n’ai d’autre désir ni autre préoccupation en fait d’argent ou de finances que d’abord à ne pas avoir des dettes.
Mais mon cher frère, ma dette est si grande que lorsque je l’aurai payée, ce que je pense réussir à faire, cependant le mal de produire des tableaux m’aura pris ma vie entiere et il me semblera ne pas avoir vécu. Il y a seulement que peut être la production de tableaux me deviendra un peu plus difficile et quant au nombre il y en aura pas toujours autant.
Que cela ne se vende pas maintenant, cela me donne une angoisse que toi-meme en souffres mais à moi cela me serait, si tu n’en étais pas par trop gêné de ce que je rapporte rien, passablement egal.
 1v:3
Mais en finance il me suffit de sentir cette verité qu’un homme qui vit 50 ans et depense deux mille par an depense cent mille francs et qu’il faut qu’il en rapporte aussi cent mille. Faire mille tableaux à cent francs dans sa vie d’artiste est bien bien bien dur mais lorsque le tableau est à cent francs...... et encore.... notre tâche est par moments bien lourde. Mais il n’y a rien à changer à cela.
Nous poserons un complet lapin à Tasset probablement parceque nous allons au moins en grande partie nous servir de couleurs à meilleur marché tant Gauguin que moi. Pour la toile nous allons également la préparer nous mêmes.3
J’ai eu un moment un peu le sentiment que j’allais etre malade mais la venue de Gauguin m’a tellement distrait que je suis sûr que cela se passera. Il faut que je ne néglige pas ma nourriture pendant un temps et voilà tout. et absolument tout.
Et au bout de quelque temps tu auras du travail.
Gauguin a apporté une magnifique toile qu’il a echangé avec Bernard, des Bretonnes dans un pré vert. blanc, noir, vert et une note rouge  1r:4 et les tons mats de la chair.4 Enfin ayons tous bon courage.
Je crois que le jour viendra que moi je vendrai aussi mais vis à vis de toi je suis tellement en retard et tout en depensant je ne rapporte rien.
Ce sentiment-là m’attriste quelquefois.
Je suis tres très content de ce que tu ecris qu’un des Hollandais5 vient restera avec toi et qu’ainsi tu ne seras plus seul aussi. C’est tout à fait tout à fait bien, surtout puisque nous allons vite avoir l’hiver.
Enfin je suis pressé et dois sortir pour me remettre au travail à une autre toile de trente.6
Bientôt lorsque Gauguin t’ecrit j’ajouterai encore une lettre à la sienne.
Je ne sais naturellement pas d’avance ce que Gauguin dira de ce pays ci et de notre vie mais dans tous les cas il est très content de la bonne vente que tu lui as faite.
à bientôt et je te serre bien la main.

t. à t.
Vincent

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