1r:1
Mon cher copain Bernard,
Cette fois ci tu mérites de plus grands compliments pour le petit croquis des deux bretonnes dans ta lettre que pour les 6 autres puisque le petit croquis a un grand style.1 Je suis moi en retard pour les croquis étant de ces jours superbes ci absolument absorbé par des toiles de 30 carrées qui m’éreintent considérablement et qui doivent me servir à décorer la maison.2
Tu auras reçu ma lettre expliquant les raisons graves pour te recommander de chercher à persuader ton père de te donner, en cas qu’il te paye ton voyage à Arles, un peu plus de liberté en tant que quant à la bourse.3 je crois que tu le rembourserais par ton travail. Et ainsi tu resterais plus longtemps avec Gauguin, et partant pour faire ton service tu partirais pour une bonne campagne artistique. Si ton pere avait un fils chercheur et trouveur d’or brut dans les cailloux et sur le trottoir, certainement ton père ne dedaignerait pas ce talent. Or tu possèdes selon moi absolument l’equivalent de cela.
Ton père, tout en pouvant regretter que ce ne fut pas de l’or tout neuf et brillant, monnayé en louis,4 se proposerait de faire collection de tes trouvailles et de ne les céder que pour un prix raisonnable. Qu’il fasse la même chôse pour tes tableaux et dessins, qui sont dans le commerce aussi rares et aussi valable que des pierres ou du metal rares. Cela c’est absolument vrai – un tableau est aussi difficile à faire qu’un diamant gros ou petit à trouver.5
Maintenant si tout le monde reconnaît la valeur d’un louis d’or ou d’une perle fine, malheureusement ceux qui font cas des tableaux et y croyent sont rares. Mais ils existent cependant. Et il n’y a dans tous les cas rien de mieux à faire que d’attendre sans s’impatienter, dut on attendre fort longtemps. De ton côté refléchis un peu à ce que je te dis sur le prix de la vie d’ici,6 et si tu aurais une forte envie de venir ici à Arles avec Gauguin et moi,  1v:2 dis bien à ton père qu’avec un peu plus d’argent tu ferais de bien meilleurs tableaux.
L’idee de faire une sorte de franc-maçonnerie de peintres ne me plaît pas enormement,7 je méprise profondement les règlements, les institutions &c. enfin je cherche autrechose que les dogmes qui bien loin de regler les choses ne font que causer les disputes sans fin.
C’est signe de decadence. Or une union des peintres n’existant encore qu’à l’état d’esquisse vague mais fort large, laissons donc tranquillement arriver ce qui doit arriver.
Ce sera plus beau si cela se cristalise naturellement, plus on en cause moins cela se fait. Si tu veux aider à cela tu n’as qu’à continuer avec Gauguin et moi. Cela est en train, ne parlons plus, si cela doit venir cela se fera sans grands pourparlers mais par des actions tranquilles et réflechies.
Pour les échanges8 c’est bien justement parceque j’ai souvent dans tes lettres eu occasion d’entendre parler de Laval, Moret et l’autre jeune,9 j’ai grand désir de les connaitre. Mais – je n’ai pas 5 etudes de sèches – faudra que j’ajoute au moins deux essais de tableaux un peu plus graves, un portrait de moi et un paysage en colère de mistral méchant.10
Puis j’aurais une étude de petit jardin de fleurs multicolores.11
Une etude de chardons gris et poussiereux12  1v:3 et finalement une nature morte de vieux souliers de paysan.13 Et un petit paysage de rien du tout où il n’y a qu’un peu d’étendue.14 Si maintenant ces études ne plairaient pas et que l’un ou l’autre préférerait s’abstenir, il n’y a qu’à garder celles dont on voudra et à retourner avec les échanges celles dont on ne voudra pas. Rien ne nous presse et dans des échanges il vaut mieux de part et d’autre chercher à donner du bon.
J’ajouterai, en cas qu’exposé demain au soleil il devienne sec assez pour le rouler, un paysage de déchargeurs de sable,15 également un projet et essai de tableau où il y a une plus mûre volonté.
Je ne peux pas envoyer encore une répétition du café de nuit puisqu’elle n’est même pas commencée mais je veux tres volontiers te la faire pour toi,16 mais encore une fois il vaut mieux de part et d’autre chercher à echanger de bonnes chôses que de les faire trop à la hâte.
Le monsieur artistique qui était dans ta lettre, qui me ressemble, cela est-il moi ou un autre.17
Cela a bien l’air d’être moi en tant que quant au visage mais d’abord moi je fume toujours des pipes et ensuite moi j’ai toujours en horreur innommable de m’assoir comme cela sur des rochers à pic au bord de la mer, ayant le vertige. Je proteste donc, si cela doit être mon portrait, contre les invraisemblabilités ci dessus mentionnées.–
 1r:4
La décoration de la maison m’absorbe terriblement. J’ose croire que ce serait assez de ton gout quoique ce soit certes très different de ce que tu fais. Mais ainsi que tu m’as parlé dans le temps de tableaux qui representeraient l’un les fleurs, l’autre les arbres, l’autre les champs.18
Eh bien j’ai moi le jardin du poete (2 toiles) (dans les croquis tu en as la premiere idée d’après une etude peinte plus petite qui est déjà chez mon frère).19
puis la nuit étoilée,20 puis la vigne,21 puis les sillons,22 puis la vue de la maison pourrait s’appeler la rue,23 ainsi involontairement il y a une certaine suite.
Eh bien je serai fort fort curieux de voir des etudes de Pont Aven. Mais pour toi donnes moi une chose un peu travaillée. Enfin cela s’arrangera toujours car j’aime tant ton talent que je voudrais bien peu à peu faire une petite collection de tes oeuvres.
J’ai depuis longtemps été touché de ce que les artistes Japonais ont pratiqué tres souvent l’échange entre eux.24 Cela prouve bien qu’ils s’aimaient et se tenaient et qu’il y regnait une certaine harmonie entre eux et qu’ils vivaient justement dans une sorte de vie fraternelle naturellement et non pas dans les intrigues. Plus nous leur ressemblerons sous ce respect-là, mieux l’on s’en trouvera. Il paraît aussi que ces japonais gagnaient tres peu d’argent et vivaient comme de simples ouvriers.25 J’ai la reproduction (publication Bing) d’un dessin Japonais: Un seul brin d’herbe.26 Quel exemple de conscience, tu le verras un jour. Je te serre bien la main.

t. à t.
Vincent.

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