1r:1
Mon cher Vincent
Je suis bien en retard pour vous répondre:1 que voulez-vous, mon état maladif et chagrin me laisse souvent dans un état de prostration où je me renferme dans l’inaction. Si vous connaissiez ma vie vous comprendriez qu’après avoir tellement lutté (de toutes les façons) je suis en train de prendre haleine et en ce moment je sommeille.– Votre projet d’échange auquel je n’ai pas encore répondu me sourit et je ferai le portrait que vous désirez mais pas encore. Je ne suis pas en état de le faire, attendu que ce n’est pas une copie d’un visage que vous désirez mais un portrait tel que je le comprends.  1v:2 J’observe le petit Bernard et je ne le possède pas encore. Je le ferai peut être de mémoire mais en tous cas ce sera une abstraction.– Peut être demain, je ne sais pas, celà me viendra tout d’un coup. En ce moment il y a une série de beau temps qui nous entraîne tous deux à essayer bien des choses.–
Je viens de faire un tableau religieux très mal fait mais qui m’a interessé à faire et qui me plaît. Je voulais le donner à l’eglise de Pont aven.– Naturellement on n’en veut pas.–
Des bretonnes groupées prient, costumes noir très intense. Les bonnets blancs jaunes très lumineux.  1v:3 Les deux bonnets à droite sont comme des casques monstrueux.– Un pommier traverse la toile, violet sombre, et le feuillage dessiné par masses comme des nuages vert emeraude avec les interstices vert jaune de soleil. Le terrain (vermillon pur). A l’eglise il descend et devient brun rouge.
L’ange est habillé de bleu outremer violent et Jacob vert bouteille. Les ailes de l’ange jaune de chrôme 1 pur.– Les cheveux de l’ange chrôme 2 et les pieds chair orange.–2 Je crois avoir atteint dans les figures une grande simplicité rustique et superstitieuse. Le tout  2r:4 très sévère. La vache sous l’arbre est toute petite par rapport à la verité et se cabre. Pour moi dans ce tableau le paysage et la lutte n’existent que dans l’imagination des gens en prière par suite du sermon, c’est pourquoi il y a contraste entre les gens nature et la lutte dans son paysage non nature et disproportionnée.–
Dans votre lettre vous paraissez fâché de notre paresse au portrait et celà me fait chagrin, les amis ne se fâchent pas (à distance les mots ne peuvent être interpretés dans leur juste valeur).–3
autre chose.– Vous me retournez  2v:5 le poignard dans la plaie quand vous vous efforcez à me prouver qu’il faut venir dans le midi, attendu que je souffre de n’y pas y être en ce moment. Lorsque vous m’avez offert d’y venir avec votre combinaison je vous ai écrit formellement une dernière lettre affirmative, heureux de l’offre de votre frère.–4 Il n’est pas question pour moi de former un atelier dans le Nord puisque chaque jour j’espère une vente qui me ferait sortir d’ici.– Les gens qui me nourrissent ici, le medecin qui m’a soigné, l’ont fait à crédit et ne me retiendraient aucun  2v:6 tableau, aucun vêtement et sont vis à vis de moi parfaits – je ne puis les lâcher sans commettre une mauvaise action qui me troublerait énormément.– Si ils étaient ou riches ou voleurs celà ne me ferait rien.– J’attendrai donc.– Par exemple si ce jour arrivé vous étiez autrement disposé et que vous deviez me dire, Trop tard... .. j’aimerais mieux que vous le fassiez de suite.–
J’ai peur que votre frère qui aime mon talent ne le cote trop haut.– S’il trouvait un amateur ou un spéculateur qui soit tenté par les bas prix, qu’il le fasse.–5 Je suis l’homme des sacrifices et  2r:7 je voudrais bien qu’il comprenne que ce qu’il fera je le trouverai bien fait.–
Le petit Bernard emportera dans peu de temps plusieures toiles de moi à Paris.–6
Laval compte venir me retrouver dans le midi vers le mois de fevrier. Il a trouvé quelqu’un qui lui fera 150f par mois pendant un an.–7
Il me semble maintenant, mon cher Vincent, que vous comptez mal.–8 Je connais les prix du midi; en dehors du restaurant je me charge de faire marcher la maison avec 200f par mois, à nourriture pour trois. J’ai tenu mon ménage et je sais me débrouiller.–  3r:8 À plus forte raison à quatre. Quant au logement; en dehors de la vôtre, Laval et Bernard pourraient avoir une petite chambre meublée à proximité.– J’aime bien la disposition de votre maison rêvée et l’eau m’en vient à la bouche de la voir.–
Enfin! je ne veux plus autant que possible penser au fruit promis. Attendre des jours meilleurs à moins que je ne sois debarrassé de cette sale existence qui en dehors du travail me pèse si horriblement.

Cordialement à vous
P. Gauguin

 4r:9
[sketch A]
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