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Mon cher Theo
Merci beaucoup de ta lettre et du billet de 100 fr. qu’elle contenait. Egalement Milliet est venu ce matin m’apportant le paquet de Japonaiseries et autres.1 J’aime beaucoup là-dedans le café concert en deux feuilles avec une rangée de musiciennes violettes contre le mur eclairé jaune,2 je ne connaissais pas cette feuille-là, d’ailleurs il y en a plusieurs autres qui m’etaient inconnues, il y en a une – une tete de femme – qui doit être de bonne école.3
A présent j’ai aussi acheté une table à toilette et tout le necessaire et ma petite chambre à moi est au complet.
Dans l’autre – celle de Gauguin ou autre logé – il faudra encore une table de toilette et une commode et en bas il me faudra un grand poele et une armoire.
Tout cela n’est guère pressé et par conséquent je vois déjà la fin pour avoir de quoi être pour bien longtemps à l’abri.
Tu ne saurais croire combien cela me tranquilise, j’ai tellement l’amour de faire – une maison d’artiste4 – mais une de pratique et non pas l’atelier ordinaire plein de bibelots.
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J’y songe aussi à planter deux lauriers roses devant la porte dans des tonneaux.
Enfin, il est probable que pour cet atelier nous depensons plusieurs fois moins de centaines de francs que par exemple Russell des mille.5 Et justement même si j’avais le choix entre les deux, pour moi je prefererais la methode à quelques centaines de francs pourvu que chaque meuble soit carré et large. Et pourtant la chambre où je logerai ceux qui passent par ici sera comme un boudoir et quand cela sera fini tu verras que cela ne sera pas une creation du hasard mais un travail voulu ainsi.
Le texte du Japon de Bing est un peu sec et laisse plutôt à désirer – il dit, il y a un grand art typique, mais s’il en donne quelques bribes il ne donne pas très bien à sentir le caractère de cet art.6 As tu lu madame chrysantème7 déjà. La grande tranquilité que me procure la maison est surtout ceci que dès maintenant je me sens travailler en prenant des precautions d’avenir, après moi un autre peintre trouvera  1v:3 une affaire en train. Il me faudra du temps mais j’ai l’idée fixe de faire pour la maison une décoration qui vaudra l’argent que j’ai dépensé dans les années dans lesquelles je n’ai pas produit.
Le portrait de la mère m’a fait un très grand plaisir parceque l’on voit qu’elle se porte bien et que cela a une expression encore bien vivante.8 Seulement je ne l’aime pas du tout comme ressemblance reelle, je viens de peindre mon portrait à moi qui ai la même coloration cendrée9 et à moins qu’on ne nous fasse avec de la couleur on ne donnera de nous qu’une idee peu parlante. Justement comme je m’etais donné un mal terrible pour trouver la combinaison des tons cendrés et rose gris, je ne peux pas gouter la ressemblance en noir. Est ce que Germinie Lacerteux serait Germinie Lacerteux sans la couleur.10 Evidemment non. Que je voudrais avoir peint des portraits dans notre famille.–
J’ai pour la deuxieme fois gratté une etude d’un Christ avec l’ange dans le jardin des oliviers.–11 Parceque ici je vois les oliviers vrais.
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Mais je ne peux ou plutot je ne veux pas non plus le peindre sans modèles. Mais j’ai cela en tête avec de la couleur – la nuit etoilée, la figure du Christ bleue, les bleus les plus puissants, et l’ange jaune citron rompu.
Et tous les violets depuis un pourpre rouge sang jusqu’à la cendre dans le paysage.
J’ai été prendre cinq chassis de 30 donc j’ai encore des intentions.– Les tableaux qui restent ici je les fais encadrer en chêne et en noyer. Il me faudra du temps mais tu verras cela plus tard. J’espère que tu me donneras des détails de ta visite chez Maurin.12 J’aime énormement le dessin des deux femmes dans le wagon.13
Si cela durait un temps avant que quelqu’un vienne ici avec moi cela ne me ferait pourtant pas changer d’idée que cette mesure ci est ce qu’il était urgent à faire et que dans la suite cela sera utile. L’art dans lequel nous travaillons, nous sentons que cela a un long avenir encore et il faut donc être etabli comme ceux qui sont calmes et non pas vivre comme les décadents. Ici j’aurai de plus en plus une existence de peintre japonais vivant bien dans la nature en petit bourgeois. Alors tu sens bien que cela est moins lugubre que les decadents. Si j’arrive à vivre assez vieux je serai quelquechôse comme le père Tanguy. Enfin notre avenir personel, en somme nous n’en savons rien mais nous sentons pourtant que l’impressionisme durera. à bientot et bien bien merci de toutes tes bontés. Je crois que je mettrai les japonaiseries en bas dans l’atelier.
Poignée de main.

t. à t.
Vincent

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