1r:1
Mon cher copain Bernard.
Merci de ta lettre, mais ce qui m’etonne un peu c’est de t’entendre dire “oh pour faire le portrait de Gauguin pas moyen!”1 Pourquoi pas moyen, bêtises tout cela. Mais je n’insiste pas et aussi categoriquement nous ne parlerons plus de cet échange. Alors même pour lui de son côté Gauguin n’y a même pas songé à faire le tien.– Voila des portraitistes, cela vit si longtemps à côté l’un de l’autre et cela ne s’entend pas pour poser l’un pour l’autre et cela se separera sans s’être mutuellement pourtraicturé. Bon! je n’insiste pas.– Et je le repète, il n’est plus question de l’echange.
J’espere bien un jour alors faire ton portrait et celui de Gauguin moi-même, la première fois que nous tomberons ensemble. ce qui ne peut manquer d’arriver.
 1v:2
De ces jours ci je vais faire le portrait de ce sous-lieutenant des zouaves dont je t’ai parlé qui va maintenant partir pour l’Afrique.2
Pourquoi ne m’as tu point répondu au sujet de tes projets quant à ton service militaire.
Maintenant parlons un peu de ce que tu dis que tu y songes à venir passer l’hiver à Arles.3 Moi je me suis installé ici expres d’une facon à pouvoir caser quelqu’un en cas de besoin. Si Gauguin vient pourtant.4 Il ne s’est pas catégoriquement dédit encore, dans tous les cas.
Mais même si je pouvais te loger je ne vois pas que tu puisses bien te nourrir ici à moins de 3 francs par jour. et j’aimerais mieux dire 4 francs. Naturellement nous pourrions faire, en cas de dèche, bien des repas à bon marché à l’atelier, certes on peut economiser de cette facon, tout de même la vie ici, je te le dis, revient un peu plus chère qu’à Pont Aven où je crois que tu payes, n’est ce pas, fr. 2.50 par jour seulement et cela pour le tout. logement compris.
 1v:3
Et si ce qui te tenterait le plus – faire de la peinture dans les bordels – ce qui certes est excellent – ne pouvait pourtant pas ici se faire à l’oeil.– Attends donc pour cela jusqu’à que tu aies ton uniforme, les soldats y peuvent là-dedans ici et ailleurs un tas de choses à l’oeil. Moi par exemple – il est vrai que je viens de faire cette etude de café de nuit5 – mais cela, quoique ce soit une maison de passe et que de temps à autre on y voit une putain atablée avec son type – moi dis je – je n’ai pas encore pu faire un bordel proprement dit justement à cause de ce que cela me coûterait plus d’argent que je n’en aie nécessairement pour le faire un peu bien et sérieusement. Et que je m’abstiens de le commencer avant que je me sente assez solide quant au porte monnaie pour pouvoir le mener à bonne fin, ce tableau. Maintenant je ne dis pas. Nous irions prendre des bocks là-dedans, nous y ferions des connaissances, nous travaillerions moitié d’imagination, moitie avec un modèle.6 Et si nous voulions je ne dis pas que cela ne soit pas possible de le faire. Mais moi pour un,  1r:4 maintenant je suis pressé pour rien. Les projets cela rate si souvent et les meilleurs calculs qu’on fait; tandis qu’en profitant des hasards et en travaillant au jour le jour sans parti-pris on fait un tas de choses imprévues.
Je ne peux donc aucunément t’engager à venir ici dans le but expres – sans aucun doute excellent – de faire des bordels. Je le repète, une fois soldat tu auras une occasion splendide pour cela et dans ton propre interêt tu ferais peut être bien d’attendre jusqu’à que tu aies ton uniforme.
Mais mon cher copain Bernard je veux être bien clair et net à te dire, viens donc passer ton temps en Afrique. Le midi t’enchantera et te fera grand artiste, Gauguin lui-même doit sa supériorité au midi.7 Moi je regarde le soleil plus fort d’ici depuis des mois et des mois maintenant. et le resultact est que ce qui reste surtout debout pour moi, cette experience faite, au point de vue de la couleur, c’est Delacroix et Monticelli, ces peintres qu’actuellement on dit à tort être des romantiques purs, des gens d’imagination exagérée. Enfin mais vois tu, le midi qui a été fait si sèchement par Gerome et Fromentin, à partir déjà d’ici est essentiellement un pays dont on ne saurait interpreter le charme intime que par la couleur de coloriste. J’espere que tu m’écriras de nouveau bientôt. je n’ose prendre sur moi d’engager qui que ce soit à venir ici, si quelqu’un vient de son propre mouvement c’est ma foi son affaire mais pour recommander la chôse, jamais je ne le ferai. Pour moi je reste ici et naturellement cela me ferait bien plaisir que tu passerais l’hiver ici. Poignée de main.

t. à t.
Vincent

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