1r:1
Mon cher Theo,
Merci beaucoup de ta lettre et du billet de 50 francs qu’elle contenait. J’ai egalement reçu le dessin de Maurin qui est superbe.1 C’est un grand artiste que celui là. Cette nuit j’ai couché dans la maison et quoiqu’il y a encore à faire je m’y sens bien content. d’ailleurs je sens que je peux en faire quelque chôse qui durera et dont un autre pourra egalement profiter. Maintenant l’argent depensé ne sera plus de l’argent perdu et la différence de cela je crois que tu ne tarderas pas à la voir. Actuellement cela me fait penser aux intérieurs de Bosboom avec les dalles rouges, les murs blancs, les meubles en bois blanc ou en noyer, les coins de ciel bleu intense et de verdure aperçus par les fenêtres. Maintenant l’entourage du jardin public, des cafés de nuit, de l’épicier,2 certes ce n’est pas du Millet mais à défaut de cela c’est du Daumier, du Zola en plein. Or c’est bien suffisant pour y trouver des idées n’est ce pas.–
Hier je t’ai déjà écrit que, comme si je mets les deux lits à 300 francs, encore le prix ne peut souffrir de réduction.3 Si toutefois j’ai déjà acheté plus que cela c’est que, si j’ai deja mis là-dedans la moitié de l’argent de la semaine dernière, j’ai  1v:2 hier encore eu à payer 10 francs au logeur et 30 francs pour un paillasson.a
Il me reste en poche à ce moment 5 francs. Alors je te prierai de m’envoyer comme tu pourras, ou bien – mais par retour immediat –
encore un louis4 pour passer ma semaine ou bien cinquante francs si c’est possible. De facon ou d’autre je voudrais ce mois ci pouvoir compter de recevoir sur le tout du mois une fois encore 100 au lieu de 50 comme je te l’ai demandé dans ma lettre d’hier.
Si j’épargne sur le mois 50 francs moi-même, si j’y ajoute les autres 50 cela fait qu’en tout pour l’ameublement j’aurai dépensé 400 francs. Mon cher Theo, enfin nous voilà davantage dans le juste. Certes cela ne fait rien de n’avoir ni feu ni lieu tant qu’on est jeune et de vivre en voyageur dans les cafés mais maintenant cela me devenait insupportable et surtout ce n’etait pas en accord avec un travail réfléchi. Aussi mon plan est il tout fait. Je chercherai à faire de la peinture pour ce que tu m’envoies tous les mois et puis je veux faire de la peinture pour la maison. Celle que je ferai pour la maison ce sera pour te rembourser les dépenses antérieures. Je reste en effet un peu marchand dans ce sens que j’y tiens à prouver que je paye mes dettes et sais ce que je veux pour la marchandise que le mauvais métier de peintre pauvre me force de travailler.
 1v:3
Enfin je me sens à peu près sûr d’arriver à faire une décoration qui vaudra 10 mille francs ici entretemps. Laisse moi dire – Si nous fondons ici un atelier asile pour l’un ou l’autre copain dans la dèche jamais personne ne pourra nous reprocher ni à toi ni à moi de vivre et de dépenser pour nous seuls.
Or pour fonder un tel atelier il faut un fonds de roulement or celui là c’est moi qui l’ai mangé dans mes années d’improduction et je le rendrai maintenant que je commence à produire.
Je t’assure que pour toi comme pour moi je juge indispensable, mais d’ailleurs notre droit, d’avoir toujours un louis ou quelques louis dans la poche et un certain fonds de marchandises à manier.
Mais mon idee serait qu’au bout du compte on eusse fondé et laisserait à la postérité un atelier où pourrait vivre un successeur.
Je ne sais pas si je m’exprime assez clairement mais en d’autres termes: nous travaillons à un art, à des affaires qui resteront non seulement de notre temps mais qui pourront encore après nous etre continué par les autres.
Toi tu fais cela dans ton commerce, c’est incontestable que dans la suite cela prendra alors même qu’actuellement tu as beaucoup de contrariétés.5
Mais pour moi je prevois que d’autres artistes voudront voir la couleur sous un soleil plus fort et dans une limpidité plus japonaise.  1r:4 Or si moi je fonde un atelier abri à l’entrée même du midi cela n’est pas si bête.
Et justement cela fait que nous pouvons travailler sereinement. Ah, si les autres disent, c’est trop loin de Paris &c. – Laissez faire, c’est tant pis pour eux. Pourquoi le plus grand coloriste de tous, Eug. Delacroix, a t il jugé indispensable d’aller dans le midi et jusqu’en Afrique.–6 Evidemment puisque non seulement en Afrique mais même à partir d’Arles vous trouverez naturellement les belles oppositions des rouges et des verts, des bleus et des oranges, du souffre et du lilas. Et tous les vrais coloristes devront en venir là à admettre qu’il y existe une autre coloration que celle du Nord. Et je n’en doute pas si Gauguin venait, il aimerait ce pays ci, si Gauguin ne venait pas c’est qu’il a déjà cette expérience des pays plus colorés et il serait toujours de nos amis et d’accord en principe. Et il en viendrait un autre à sa place.
Si ce que l’on fait donne sur l’infini, si on voit le travail avoir sa raison d’être et continuer au dela, on travaille plus sereinement. Or cela tu l’as à double raison.
 2r:5
Tu es bon pour les peintres et saches le bien que plus j’y réflechis plus je sens qu’il n’y a rien de plus reellement artistique que d’aimer les gens.– Tu me diras qu’alors on ferait bien de se passer de l’art et des artistes.– Cela est d’abord vrai mais enfin, les grecs et les francais et les vieux hollandais ont accepté l’art et nous voyons l’art toujours ressuciter après les decadences fatales – et je ne crois pas qu’on serait plus vertueux pour cette raison qu’on aurait en horreur et les artistes et leur art. Maintenant je ne trouve pas encore mes tableaux bons assez pour les avantages que j’ai eu de toi. Mais une fois que cela sera bon assez, je t’assure que tu les auras crées tout autant que moi et c’est que nous les fabriquons à deux.
Mais je n’insiste pas là-dessus parceque cela te deviendra clair comme le jour si j’arrive à faire un peu plus serieusement les chôses.
Dans ce moment j’ai une autre toile de 30 carrée  2v:6 en train, de nouveau un jardin ou plutôt une promenade sous des platanes avec du gazon vert et des buissons noirs de sapin.7
Tu as fort bien fait de commander la couleur et la toile8 car le temps est superbe, superbe. Le mistral y est toujours mais il y a des intervalles de calme et alors c’est admirable. Si nous avions moins de mistral ce pays serait reellement aussi beau et se preterait autant à l’art que le Japon.
En t’ecrivant, très bonne lettre de Bernard qui songe de venir à Arles cet hiver – toquade – mais enfin peutêtre aussi que Gauguin me l’envoie comme remplaçant et préférera rester lui dans le nord. Nous le saurons bientôt car je suis persuadé qu’il t’écrira chôse ou autre.
La lettre de Bernard parle avec grande estime et sympathie de Gauguin et je suis persuadé que reciproquement ils se sont compris. Et certes je crois que Gauguin lui a fait du bien, à Bernard.
 2v:7
Que Gauguin vienne ou non, il restera des amis et s’il ne vient pas maintenant il viendra à une autre époque. Instinctivement je sens que Gauguin est un calculateur qui se voyant en bas de l’échelle sociale veut reconquerir une position par des moyens qui seront certes honnêtes mais qui seront tres politiques. Gauguin sait peu que je suis à même de tenir compte de tout cela. Et il ne sait pas peutetre qu’il lui faut absolument gagner du temps et qu’avec nous il le gagne, s’il n’y gagnerait pas autre chose.
Maintenant si un jour ou un autre lui fiche le camp de Pont Aven avec Laval ou Maurin9 sans payer sa dette, selon moi dans son cas il serait encore dans le juste, autant que l’est toute bête aux abois.–
Je ne crois pas qu’il soit sage d’offrir immediatement à Bernard 150 francs pour un tableau par mois comme on l’a offert à Gauguin. Et Bernard qui a causé evidemment longuement avec Gauguin sur toute l’affaire, n’y compte-il pas un peu de remplacer Gauguin.
 2r:8
Je crois qu’il sera nécessaire d’être très ferme et très categorique dans tout cela.
Et sans dire ses raisons parler très clairement.
Je ne peux pas donner tort à Gauguin – boursier, agent10 – s’il veut risquer quelque chose dans le commerce, seulement moi je n’en serais pas, j’aime mille fois mieux continuer avec toi que tu sois avec les Goupil ou non. Et les marchands nouveaux sont comme tu le sais, en plein, dans mon opinion absolument la même chôse que les anciens.
Par principe en theorie je suis pour une association d’artistes se sauvegardant la vie et le travail mais je suis par principe et en theorie egalement contre les essais de démolition des anciens commerces une fois établis. Laissez les donc pourrir en paix et mourir de leur belle mort. C’est de la pure présomption que de vouloir regenerer le commerce. N’en faites pas du tout, sauvegardez vous la vie entre vous, vivez en famille, en freres et compagnon, parfait, cela même dans un cas que cela ne reussirait pas je voudrais en être mais jamais je ne serai d’un coup monté contre d’autres marchands. Je te serre bien la main, j’espère que cela ne te genera pas trop absolument ce que je suis forcé de te demander. Mais je n’ai pas voulu trainer d’aller coucher chez moi. Et en cas que toi-même sois gené, avec 20 francs de plus je passerai la semaine mais cela sera d’urgence.

t. à t.
Vincent.

 3r:9
La lettre que Gauguin t’[enverra sous p]eu, je suis porté à le croire, mettra la ques[tion au cl]air.
Moi je ne donne pas to[rt à u]n artiste de son mérite qu’il dise, vous me payerez mon voyage et ma dette si vous voulez que je vienne car moi je n’en ai pas, d’argent. Mais d’autrepart il devrait dans ce cas-là être très généreux avec ses tableaux. Alors – mais encore faudrait-il avoir l’argent – je ne verrais pas de mal à l’affaire. Mais ces tableaux qui un jour se vendront devront pendant peut être des annees encore immobiliser les interets de ce qu’ils coutent. Et en definitive un tableau qu’on paye 400 francs aujourd’hui et qu’on vend 1000 francs dix ans après est encore vendu au prix coutant parcequ’il a resté sans rien faire. Enfin tu sais cela mieux que moi.
Je ne serais pas surpris si peu à peu tu reprennes de l’amour pour le commerce ou au moins que tu te reconcilies avec ta position actuelle lorsque tu sentiras que les inventeurs de neuf dans le commerce ne savent pas faire une grande revolution là-dedans.
Tu es bon pour les artistes, tu es en somme en plein centre du commerce, tu fais comme tu peux, tu as bougrement raison. Seulement soigne ta santé si tu peux et ne te fais du mauvais sang pour rien. Cela viendra à présent bien tout seul si cela doit venir.
Je veux seulement insister sur ceci qu’il me semble que Gauguin, en te donnant en dépot à toi seulement ses tableaux et en attendant son heure tranquillement en travaillant ici avec moi et en nous payant les avances par son travail, ferait une politique que je respecterais davantage que n’importe quel autre parti qu’il pourra prendre.
 3v:10
Pour Bernard si Ber[nard vou]drait venir ici ce ne serait pas aux [mêmes] conditions que Gauguin – il me sem[ble]rait.–
Si en vivant ensemble il y aurait avantage rien ne t’empêche de trouver bien que si c’est possible de temps à autre tu lui acheterais quelque chôse. Mais avec lui pas de contrat quelconque, il est trop variable.
Si Gauguin ne vient pas il réussira tout de même mais il ne réussira pas par sa combinaison mais par le mérite vrai de ses toiles. Pourvu qu’il garde le temps et l’argent et la liberté nécessaire pour les faire, voilà. Je t’assure que je ne serais certainement pas un meilleur marchand que toi, dans les circonstances donnés tu fais parfaitement bien et seulement je voudrais t’envoyer de meilleurs tableaux. Cela je le cherche et je continuerai à le chercher. Bientôt j’attends l’heure de reprendre ma toile du jardin. C’est un immense avantage que j’ai de ne pas manquer de toiles et de couleurs et aussi c’est bien mon devoir de travailler sans relâche.– Si Gauguin venait je suis porté à croire que nous ferions nous-même notre couleur chez nous, à moi seul je n’ose pas car je crains que cela me découragerait si cela ne reussissait pas immediatement. Je suis tres curieux de savoir ce que Tanguy fera payer ses tubes.11
As tu lu dans le N° du Courrier francais que tu as envoyé, un article “la truie bleue”.–12 Très bien et cela fait justement penser à la Segatori. Tu le liras avec plaisir cet article-là.–

je verrai Milliet je pense aujourd’hui.– Merci d’avance des Japonaiseries.13

Je garde tous les lettres de Bernard, ils sont quelquefois vraiment interessants, tu les liras un jour ou un autre, cela fait déjà tout un paquet.–

Cette fermeté dont je parle qu’il sera necessaire d’avoir avec Gauguin, cela est uniquement parceque on s’est deja prononcé lorsqu’il a dit son plan d’opération à Paris.14 Tu as bien répondu alors sans te compromettre mais aussi sans le blesser dans son amour propre. Et c’est la meme chôse qui pourrait redevenir nécessaire.

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