1r:1
Mon cher Theo,
un mot à la hâte pour te remercier énormement du prompt envoi de ta lettre.1 Justement mon bonhomme était déjà venu ce matin à la première heure pour son loyer.2 il a naturellement fallu me prononcer aujourd’hui si oui ou non je garderais la maison (car je l’ai louée jusqu’à la St Michel et il faut d’avance renouveler ou se dédire).3 J’ai dit à mon bonhomme que je reprenais pour 3 mois seulement ou au mois encore plutôt encore.a Ainsi, supposant que l’ami Gauguin arriverait, nous n’aurions pas dans le cas que cela ne lui plairait pas, un bien long bail devant nous.
Bien trop souvent je me décourage à fond en songeant à ce que dira Gauguin du pays à la longue. L’isolement est bien serieux ici et toujours en payant il faut se tailler des degrés dans la glace pour aller de la journée de travail au meme lendemain.4 La difficulté pour les modèles existe, seulement la patience et surtout d’avoir continuellement quelques sous naturellement y peut quelque chôse.  1v:2 Mais cette difficulté est réelle.
Je sens que même encore à l’heure qu’il est je pourrais être un tout autre peintre si j’etais capable de forcer la question des modèles. Mais je sens aussi la possibilité de m’abrutir et de voir passer l’heure de la puissance de production artistique comme dans le cours de la vie on perd ses couilles. Cela c’est la fatalité et naturellement ici comme là c’est l’aplomb et le battre le fer pendant qu’il est chaud qui est d’urgence.
Aussi je me morfonds tres souvent. Mais Gauguin et tant d’autres se trouvent exactement dans la même position et nous devons surtout chercher le remède en dedans de nous, dans la bonne volonté et la patience. En nous contentant de n’être que des médiocretés. Peut être ainsi faisant préparons nous une nouvelle voie.
 1v:3
Je suis bien curieux de recevoir ta prochaine lettre rendant compte plus amplement de ta visite chez Bing.5 Cela ne m’étonne pas que tu dises qu’après le départ de la soeur tu sentiras un vide. Il faut surtout chercher à le combler. Et qu’est ce qui s’y opposerait que Gauguin viendrait rester avecb toi. Il pourrait ainsi se satisfaire au sujet de Paris tout en travaillant.
Seulement dans ce cas ce ne serait que comme de juste qu’également il te rembourse en tableaux ce que tu ferais pour lui. Moi cela m’est une douleur continuelle de faire relativement si peu avec l’argent que je dépense.
Ma vie est agitée et inquiète mais enfin en changeant, en bougeant de place beaucoup, peutêtre ne ferais je qu’empirer les chôses. Cela me fait énormement du tort que je ne parle pas le patois provençal.
Je pense toujours très sérieusement à me servir de couleurs plus grossieres qui n’en seraient pas moins solides pour être moins broyées.6
 1r:4
Maintenant je m’arrête souvent devant un projet de tableau à cause de la couleur que cela nous coûte. Or cela est tout de même un peu dommage pour cette bonne raison que nous avons peutetre la puissance de travailler aujourd’hui, seulement ignorons si elle se maintiendra demain.
Tout de même plutôt que de perdre des forces physiques j’en reprends et surtout l’estomac est plus fort. Je t’envoie aujourd’hui 3 volumes de Balzac,7 cela est bien un peu vieux etc. mais du Daumier et du de Lemud n’est pas plus laid pour apartenir à une epoque qui n’existe plus. Je lis dans ce moment enfin l’immortel de Daudet que je trouve très beau mais bien peu consolant.8
Je crois que je serai obligé de lire un livre sur la chasse à l’éléphant ou un livre absolument menteur d’aventures catégoriquement impossibles de par exemple Gustave Aimard9 pour faire passer le navrement que l’immortel va me laisser. Justement parce que c’est si beau et si vrai en tant que faisant sentir le neant du monde civilisé. Je dois dire que je préfère comme force vraie son Tartarin10 pourtant. Bien des chôses à la soeur et encore une fois merci de ta lettre.–

t. à toi
Vincent

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