1r:1
Mon cher Theo,
je viens d’expédier 3 grands dessins ainsi que quelques autres plus petits1 et les deux lithographies de de Lemud.2
le petit jardin de paysan en hauteur est il me semble le meilleur des trois grands.3 Celui avec les tournesols est un petit jardin d’un etablissement de bains.4
le troisieme jardin en largeur est celui dont j’ai fait des études peintes aussi.5
Sous le ciel bleu les taches orangés, jaunes, rouges des fleurs prennent un éclat étonnant et dans l’air limpide il y a je ne sais quoi de plus heureux et plus amoureux que dans le nord. Cela vibre – comme le bouquet de Monticelli que tu as.6 Je m’en veux de ne pas peindre des fleurs ici. Enfin tout en ayant deja fabriqué une cinquantaine de dessins ou études peinte ici il me semble avoir fait rien du tout absolument. Je m’en contenterais volontiers de n’être rien qu’un préparateur des autres peintres de l’avenir qui viendront travailler dans le midi. Maintenant la moisson,7 le jardin,8 le semeur9 et les deux marines10 sont des croquis d’après etudes peintes.11 Je crois que toutes ces idées sont bonnes mais les études peintes manquent de netteté dans la touche. Raison de plus pourquoi  1v:2 j’ai senti le besoin de les dessiner.
J’ai voulu peindre un vieux petit paysan qui avait énormement de ressemblance avec notre père dans les traits. Seulement il etait plus commun et frisait la carricature. Néamoins j’aurais énormement tenu à le faire justement tel qu’il était en petit paysan. Il a promis de venir et ensuite il a dit qu’il lui fallait le tableau pour lui, enfin que j’avais à en faire deux pareils, un pour lui et un pour moi. Je lui ai dit que non. Peutêtre reviendra-t-il un jour. Je suis curieux de savoir si tu connaissais les de Lemud.
Il y a encore dans ce moment bien des belles lithographies à avoir, des Daumiers, des reproductions de Delacroix, Decamps, Diaz, Rousseau, Dupré, &c. Bientôt pourtant ce sera fini et quel grand dommage que cet art-là tende à disparaitre.
Pourquoi est-ce qu’on ne tient pas ce qu’on a comme font les médecins et les mécaniciens. Une fois quelquechose de découvert et de trouvé eux ils en gardent la science, dans ces affreux beaux arts on oublie tout, on ne tient rien.
 1v:3
Millet a donné la synthèse du paysan et maintenant, oui il y a L’hermitte, certes il y en a encore de rares autres, Meunier.... puis a-t-on maintenant plus généralement appris à voir les paysans – non, presque personne ne sait en foutre un.
Est ce que la faute n’est pas un peu à Paris et aux Parisiens changeants et perfides comme la mer. Enfin tu as bougrement raison de dire, allons notre chemin tranquillement en travaillant pour nous. Tu sais, quoi qu’il en soit de l’impressionisme sacro saint j’aurais moi tout de même le désir de faire des chôses que la génération d’avant, Delacroix, Millet, Rousseau, Diaz, Monticelli, Isabey, Decamps, Dupré, Jongkind, Ziem, Israels, Meunier, un tas d’autres, Corot, Jacques… pourrait comprendre.
Ah Manet en a été bien bien près, et Courbet, de marier la forme à la couleur. Je voudrais moi bien me taire pendant 10 ans en ne faisant que des études, puis faire un tableau ou deux de figures.
Le vieux plan tant recommandé et si rarement exécuté.
 1r:4
Si les dessins que je t’envoie sont trop durs c’est que je les ai fait de façon à pouvoir plus tard, si elles restent, m’en servir encore à titre de renseignement pour la peinture.
Ce petit jardin de paysan en hauteur est superbe de couleur dans la nature. les dahlias sont d’un pourpre riche & sombre, la double rangée de fleurs est rose et verte d’un côté et orangé presque sans verdure de l’autre. au milieu un dahlia blanc bas et un petit grenadier à fleurs du plus éclatant orangé rouge, à fruits verts jaune, le terrain gris, les hauts roseaux – “cannes” – d’un vert bleu, les figuiers émeraude, le ciel bleu, les maisons blanches à fenêtres vertes, à toits rouges. le matin en plein soleil, le soir entièrement baigné d’ombre portée projetée par les figuiers & roseaux. Si Quost était là ou Jeannin....12 Que veux tu, pour embrasser tout il faudrait une ecole toute entière de gens travaillant d’ensemble au même pays, se complétant comme les vieux hollandais, portraitistes, peintres de genre, peintres de paysages, animaliers, peintres de nature morte.
 2r:5
Faut que je te dise encore que j’ai fait avec quelqu’un qui connait le pays une tournée dans les fermes, très intéressant.13 Mais tu sais c’est plutôt de la petite paysannerie à la Millet dans la vraie Provence qu’autre chôse.
Mac Knight et Bock n’y voient que du feu ou plutot rien.14 Or si moi je commence à y voir un peu plus clair, pour le faire il faudrait un bien long séjour.
A des moments il me semble néamoins probable que j’aurai de mon côté à faire le voyage si Gauguin ne réussit pas à se démerder, si nous voulons exécuter le plan. Et alors que soit, je reste tout de même dans les paysans, c’est égal. Même je serais d’avis de tâcher de nous tenir prêt à aller chez lui car je crois que bientôt il pourrait de nouveau se trouver aux abois terriblement si par exemple son logeur ne veut plus lui faire crédit.15
Cela c’est tellement à prévoir et sa détresse pourrait être si grande qu’il pourrait y avoir urgence à executer la combinaison. Il n’y a de mon côté que le simple voyage, et les prix de là-bas qu’il a nommés sont dans tous les cas considérablement plus bas que ce qu’on dépense forcément ici.
 2v:6
J’y compte d’avoir ta lettre samedi matin. j’ai encore acheté deux toiles, ainsi il ne me reste maintenant déjà mercredi soir que 5 francs juste.
Ici il y a dans des journées sans argent seulement encore un avantage sur le Nord, le beau temps (car même le mistral est à voir du beau temps).
Un soleil bien glorieux où Voltaire s’est seché en buvant son café.16
On sent Zola et Voltaire partout involontairement. C’est si vivant! à la Jan Steen, à la Ostade.
Certes il y aurait possibilité d’une école de peinture ici. Mais tu diras que la nature est belle partout si on y entre assez profondément.
As tu déjà lu Mme Chrysantème, as tu déjà fait connaissance avec ce maquereau “d’une surprenante obligeance”, monsieur Kangarou. Puis avec les piments sucrés, les glaces frites et les bonbons salés.17
Je me porte fort fort bien de ces jours ci, à la longue je crois que je deviendrais tout à fait du pays.
J’ai vu dans le jardin d’un paysan une figure de femme en bois sculpté provenant de la proue d’un vaisseau espagnol.
 2v:7
Cela se trouvait dans un bosquet de cyprès et c’était tout à fait Monticelli.
Ah ces jardins des fermes avec les belles grosses roses de Provence rouges, les vignes, les figuiers, c’est bien poétique et l’éternel soleil fort malgré lequel la verdure reste très verte.
La citerne d’où sort une eau claire qui arrose la ferme par des rigoles formant petit système de canalisation. Un cheval, un vieux camarguais tout blanc, met la mécanique en marche. Pas de vaches dans ces petites fermes.
Mon voisin et ma voisine (des épiciers) ressemblent énormement par exemple aux Buteaux.18
Mais ici ferme et cabaret assommoirs sont moins lugubres, moins dramatiques que dans le nord puisque la chaleur &c. rend la pauvreté moins dure et mélancolique. Je voudrais tant que tu eusses vu ce pays. Enfin faut d’abord voir comment tournera l’affaire Gauguin.
Je ne t’ai pas encore dit que j’ai eu une lettre de Koning, je lui ai écrit il y a 8 jours. Je le vois bien encore revenir une fois.19 Mouries est il toujours là?
Je serais bien étonné si ce livre de Cassagne n’existerait plus. Certes ils doivent chez Latouche ou chez ce marchand de couleurs Chaussée d’Antin le connaitre. ou savoir où il est.20
 2r:8
Si jamais il m’arrive de donner des leçons de dessin ou d’avoir à causer avec des peintres sur des principes de technique il me faut l’avoir sous la main.
C’est le seul livre réellement pratique que je connaisse et je le sais un peu par expérience combien il est utile.
Mouries, Mac Knight, Bock même, tous ceux là en auraient besoin et combien d’autres. Mc Knight vient toujours.
j’ai encore travaillé à une figure de zouave assis sur un banc contre un mur blanc, ce qui fait la cinquième figure.21
Ce matin j’ai été à un lavoir avec des figures de femmes d’une tournure aussi large que les négresses de Gauguin.
Une surtout en blanc-noir-rose.
Une autre toute jaune, il y en avait bien une trentaine, vieilles et jeunes. J’espère t’envoyer d’autres croquis encore des études peintes.22
Espérant avoir de tes nouvelles bientôt. Poignée de main.

t. à t.
Vincent

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