1r:1
mon cher Theo,
il me semble que tu aies bien fait de te rendre à l’enterrement de l’oncle puisque la mère semblait t’attendre. le meilleur moyen de mourir autrement c’est de gober l’illustre défunt tel quel comme étant le meilleur homme du meilleur des mondes possible où tout va toujours pour le mieux.–1 Ce qui étant incontesté et par conséquent incontestable, il nous demeure après sans doute loisible de retourner à nos affaires. Cela me fait plaisir que notre frère Cor soit devenu plus gros & plus fort que nous autres. Et il doit être stupide s’il ne se marie pas car il n’a que ça et ses bras. Avec ça et ses bras ou ses bras & ça et ce qu’il sait des machines,2 moi pour un voudrais être à sa place si j’avais des désirs quelconques d’être quelqu’un.3
En attendant je suis dans ma peau et ma peau dans l’engrenage des Beaux Arts comme le grain entre les meules.
T’ai je dit que j’ai envoyé des dessins à l’ami Russell.4 Dans ce moment je refais à peu près les mêmes pour toi, il y en aura 12 également.5 Tu vas voir mieux alors ce qu’il y a dans les études peintes comme dessin. Je t’ai déja dit que j’ai toujours à lutter contre le mistral qui empêche absolument d’être le maitre de sa touche. De là le “hagard” des études. Tu me diras qu’au lieu de les dessiner je devais les repeindre sur d’autres toiles chez moi.– C’est à quoi je songe parfois car c’est pas de ma faute que dans le cas donné l’exécution manque de touche plus spirituelle. Qu’en dirait Gauguin s’il était ici, serait-il d’avis de chercher un endroit plus abrité?
Je dois maintenant te dire une chôse désagréable encore pour l’argent, c’est que je n’arriverai pas cette semaine car aujourd’hui même je paye 25 francs,6 j’aurai de l’argent pour 5 jours et pour sept non. Nous avons lundi – si Samedi matin j’ai ta prochaine lettre, inutile d’augmenter alors le contenu.
 1v:2
Semaine derniere j’ai non seulement fait un mais meme deux portraits de mon facteur, un mi corps avec mains & une tête grandeur nature.7
le bonhomme n’acceptant pas d’argent etait plus cher mangeant, buvant avec moi et je lui donne en outre La Lanterne de Rochefort.8 Enfin voila un mal faible et sans importance en comparaison de ce qu’il a fort bien posé cela,a et que je compte aussi peindre son nouveau né sous peu. Car sa femme vient d’accoucher.
Je t’enverrai en même temps que les dessins que j’ai en train deux lithographies de de Lemud, “le vin” et “le café”;9 dans “le vin” il y a un espèce de Méfisto qui fait un peu penser à C.M. plus jeune, et dans le café – .. c’est absolument Raoul – tu sais cet espèce d’étudiant vieux bohème encore que j’ai connu l’année passée.10 Quel talent à la Hoffmann ou Edgard Poe11 il a ce de Lemud. En voilà un dont on parle si rarement pourtant. Tu n’aimeras peut être pas énormement ces lithographies à première vue – mais c’est justement en les regardant plus longtemps que cela gagne.
Je n’ai plus ni toile ni couleurs & ai deja dû acheter ici. Et il me faut encore en reprendre. Je te prie donc d’envoyer ta lettre de façon que je l’aie Samedi matin.
Je vais aujourd’hui probablement commencer l’intérieur du café où je loge, le soir au gaz.12 C’est ce qu’on appelle ici un “café de nuit” (ils sont assez fréquents ici) qui restent ouverts toute la nuit.– Les “rodeurs de nuit” peuvent y trouver un asile donc, lorsqu’ils n’ont pas de quoi se payer un logement ou qu’ils soient trop souls pour y être admis.
 1v:3
Toutes ces chôses, famille, patrie, sont peutetre plus charmantes dans l’imagination de tels que nous – qui nous passons passablement bien de patrie ainsi que de famille – que dans aucune réalité. Il me semble toujours être un voyageur qui va quelque part & à une destination.
Si je me dis, le quelque part, la destination n’existent point, cela me semble bien raisonné et véridique.
Le souteneur du bordel lorsqu’il fout quelqu’un à la porte en a une pareille de logique, raisonne bien aussi et a toujours raison. Je le sais. Aussi à la fin de la carrière j’aurai tort. Que soit. Je trouverai alors que non seulement les beaux arts mais le reste aussi n’étaient que des rêves, que soi-même on était rien du tout. Si nous sommes si légers que ça tant mieux pour nous, rien ne s’opposant alors à la possibilité illimitée d’existence future. D’où vient que dans le cas présent de la mort de notre oncle le visage du mort était calme, serein et grave. Lorsque c’est un fait que vivant il n’était guère ainsi ni étant jeune ni vieux.– Si souvent j’ai constaté un effet comme cela en regardant un mort comme pour l’interroger. Et cela est pour moi une preuve – non pas la plus sérieuse – d’une existence d’outre tombe.
Un enfant dans le berceau egalement, si on le regarde à son aise, a l’infini dans les yeux. En somme je n’en sais rien mais justement ce sentiment de ne pas savoir rend la vie reelle que nous vivons actuellement comparable à un simple trajet en chemin de fer. On marche vite mais ne distingue aucun objet de très près et surtout on ne voit pas la locomotive.
Il est assez curieux que notre oncle comme notre pere croyaient à la vie future. Sans parler de notre père j’ai plusieurs fois entendu l’oncle raisonner là-dessus.  1r:4 Ah – par exemple ils étaient plus sûrs que nous et affirmaient, se fâchant si on osait approfondir.
La vie future des artistes par leurs oeuvres je n’en vois pas grand chôse. Oui les artistes se continuent en se passant le flambeau, Delacroix aux impressionistes &c.
Mais est ce là tout?–
Si une bonne vieille mère de famille à idées passablement bornées et martyrisées dans le système crétien serait immortelle ainsi qu’elle le croit – et cela sérieusement. Et moi pour un n’y contredis point. Pourquoi un cheval de fiacre poitrinaire ou nerveux comme Delacroix et de Goncourt, aux idees larges cependant, le seraient ils moins. Vu qu’il parait que juste les gens les plus vidés sentent naître cette indefinissable espérance.
Suffit, à quoi bon s’en préoccuper. Mais en vivant en pleine civilisation, en plein Paris et plein beaux arts, pourquoi ne garderait on pas ce moi de vieille femme. Si les femmes elles-même sans leur croyance de “ca y est” instinctif ne trouveraient pas la force de créer et d’agir.
Alors les medecins nous diront que non seulement Moise, Mahomet, le Christ, Luther, Bunyan et autres etaient fous mais egalement Frans Hals, Rembrandt, Delacroix et egalement toutes les vieilles bonnes femmes bornees comme notre mère. Ah – c’est grave cela.– On pourrait demander à ces medecins où alors seraient les gens raisonables.
Sont ce les souteneurs de bordel ayant toujours raison. Il est probable.
Alors que choisir. heureusement il n’y a pas à choisir. Poignée de main &

t. à t.
Vincent

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