1r:1
Mon cher copain Bernard
je m’aperçois que j’ai oublié de répondre à ta question si Gauguin est toujours encore à Pont Aven. Oui il y est encore et si tu as envie de lui écrire suis porté à croire que cela lui fera plaisir. Il demeure jusqu’à présent probable qu’il me réjoindra ici sous peu, aussitôt que de part ou d’autre nous puissions trouver les frais de voyage.
Je ne crois pas que cette question des hollandais,1 laquelle nous traitons de ces jours ci, soit sans interêt. Lorsqu’il est question de virilité, d’originalité, de naturalisme quelconques il est bien interessant de les consulter.
Il faut d’abord que je te reparle de toi, de deux natures mortes que tu as faites2 et des deux portraits de ta grand’mère.3 As tu jamais fait mieux, as tu jamais davantage été toi et quelqu’un.4 Pas à mon avis. l’étude profonde de la premiere chôse tombant sous la main, de la première personne venue, suffisait pour créer réellement. Sais tu ce qui me faisait tant aimer ces 3 ou 4 études: Le je ne sais quoi de volontaire, de très sage, le je ne sais quoi de fixe et ferme et sûr de soi dont ils faisaient preuve. Jamais tu n’as été plus près de Rembrandt, mon cher, qu’alors. Dans l’atelier de Rembrandt, l’incomparable sphinx van der Meer de Delft5 a trouvé cette technique excessivement solide qui n’a pas été surpassée. Qu’actuellement..... on brûle... de trouver. Oh je sais que nous autres travaillons et raisonnons Couleur comme eux clair-obscur, valeur.
Qu’importent ces différences alors qu’il s’agit en somme de s’exprimer fortement.
Actuellement...... tu es en train de scruter les procédés italiens et allemands primitifs, la signification symbolique que peut contenir le dessin abstrait et mystique des italiens.– Faites.6
 1v:2
J’aime assez moi cette anecdote relative à Giotto – il y avait un concours pour exécuter je ne sais quel tableau représentant une Vierge. Un tas de projets sont envoyés à l’administration des beaux arts de ce temps-là.– Un de ces projets signé Giotto est tout simplement – un ovale

[sketch A]
une forme d’oeuf.– l’administration intriguée et confiante – confie la Vierge en question – à Giotto.– Est ce vrai ou non, je l’ignore mais j’aime assez l’anecdote.7
Pourtant retournons à Daumier et à ta grand mère. Quand est ce que tu nous en remontreras, d’études de cette solidité-là.– Je t’y engage tout en ne méprisant aucunement tes recherches relatives aux propriétes des lignes à mouvement opposé – n’étant point indifferent je l’espère aux contrastes simultanés des lignes, des formes.8 le mal est, vois tu mon cher copain Bernard, que Giotto, Cimabue, ainsi que Holbein et v. Eyck vivaient dans une société obeliscale, passe moi donc le mot, echafaudée, construite architecturalement, où chaque individu était une pierre, toutes se tenant et formant societé monumentale. Cette societé, lorsque les socialistes construiront – ce dont ils sont passablement éloigné – logiquement leur édifice social,9 on en reverra, je n’en doute point, une incarnation. Mais tu sais nous sommes en plein laisser aller et anarchie.
nous artistes amoureux de l’ordre et de la symetrie, nous nous isolons et travaillons à definir une seule chôse.
Puvis sait bien cela et lorsque lui si sage et si juste a voulu, oubliant ses champs elysées, descendre aimablement jusqu’à l’intimité de notre époque même – il a fait un bien beau portrait, le vieillard serein dans son clair intérieur bleu lisant le roman à couverture jaune – un verre d’eau dans lequel un pinceau pour l’aquarelle et une rose – à coté de lui. Aussi une dame du monde telle qu’en ont portraicturé les de Goncourt.10
 1v:3
Or les Hollandais, nous les voyons peindre des choses telles quelles, aparamment sans raisonner, comme Courbet peignait ses belles femmes nues.
Ils font des portraits, paysages, natures mortes. On peut etre plus bête que ça et faire de plus grandes folies.
Si nous ne savons que faire, mon cher copain Bernard, alors faisons comme eux, si ce n’était que pour ne pas laisser évaporer notre rare force cérébrale en de stériles méditations métaphysiques qui ne sauraient mettre en bocal le chaos, lequel est chaotique pour cela même qu’il ne tient dans aucun verre de notre calibre.
Nous pouvons – et voilà ce que faisaient ces hollandais deséspérément malins pour les gens à systeme – nous pouvons peindre un atome du chaos. Un cheval, un portrait, ta grand mère, les pommes, un paysage.
Pourquoi dis tu que de Gas bande mal. de Gas vit comme un petit notaire et il n’aime pas les femmes, sachant que s’il les aimait et les baisait beaucoup, cerebralement malade il deviendrait inepte en peinture. La peinture de de Gas est virile et impersonelle justement parceque il a accepté de n’être personellement qu’un petit notaire ayant en horreur de faire la noce. Il regarde des animaux humains plus fort que lui bander et baiser et il les peint bien, justement parcequ’il n’a pas tant que ça la pretention de bander.11
Rubens, ah voilà, il etait bel homme et bon baiseur,12 Courbet aussi,13 leur santé leur permettait de boire, manger, baiser.
Pour toi, mon pauvre cher copain Bernard, je te l’ai deja prédit ce printemps.14 Mange bien, fais bien l’exercice militaire, baise pas trop fort, ta peinture en ne baisant pas trop fort n’en sera que plus couillarde.
 1r:4
Ah Balzac, ce grand et puissant artiste nous l’a bien dit que pour les artistes modernes la chastete relative les fortifiait.15
Les hollandais étaient gens mariés faisant des enfants, beau, bien beau metier bien dans la nature.
Une seule hirondelle n’amene pas le printemps. Je ne dis pas que dans tes nouvelles etudes bretonnes il n’y en ait pas de viriles et fermes mais je ne les ai pas encore vues donc ne saurais en parler. Mais – j’ai vu ces chôses viriles, le portrait de ta grandmère et les natures mortes – d’après tes dessins j’en doute vaguement de ce que tes nouvelles etudes auraient une égale force juste au point de vue viril.16
Ces études dont je parle en premier lieu, tu vois c’est l’hirondelle première de ton printemps d’artiste. Si nous voulons, nous, bien bander pour notre oeuvre nous devons quelquefois nous résigner à peu baiser et pour le reste être, selon que notre temperament le requiert, soldats ou moines. Les hollandais, encore une fois, avaient des moeurs et une vie paisible, calme, reglée.
Delacroix, ah celui-là – “j’ai” – dit-il – “trouvé la peinture lorsque je n’avais plus ni dents ni soufle”.17 Et ceux qui ont vu peindre cet illustre artiste disaient – quand Delacroix peint c’est comme le lion qui dévore le morceau.18 Lui ne baisait que peu et ne faisait que les amours faciles pour ne pas dérober du temps consacré à son oeuvre. Si dans cette lettre, plus incohérente en aparance, et considérée en soi sans ses rapports avec la correspondance et surtout l’amitié precedente, que je ne la désirais – Si dans cette lettre tu découvres que j’ai quelques inquietudes – en tout cas sollicitudes – pour ta santé, prévoyant la dure épreuve que tu auras à traverser en faisant ton service, obligatoire, hélas, alors tu la liras bien. Je sais que l’etude des Hollandais ne saurait que te faire du bien, leurs oeuvres etant si viriles & si couillardes & si saines.–
 2r:5
personellement je me trouve assez bien de continence. Ca suffit à nos faibles cervelles impressionables d’artistes de donner leur essence à la création de nos tableaux. Car en réfléchissant, calculant, nous éreintant, nous dépensons de l’activité cérébrale.
Pourquoi nous efforcer à écouler toutes nos sèves créatrices là où les maquereaux de profession et les simples michets bien nourris même, travaillent davantage à la satisfaction des organes génitaux de la putain soumise19 dans ce cas, que nous mêmes. La putain soumise en question a davantage ma sympathie que ma compassion.
Etre exilé, rebut de la societé, certes comme moi et toi artistes le sommes, “rebut” aussi, elle est certes notre amie & soeur conséquemment. Et y trouvant – dans cette position – – de rebut – de même que nous – une indépendance qui n’est pas sans avoir ses avantages – tout bien considéré – ne nous trompons donc pas de point de vue en croyant la servir par une réhabilitation sociale d’ailleurs peu praticable et qui lui serait funeste.
 2v:6
Je viens de faire un portrait d’un facteur – ou plutôt même deux portraits – type socratique, pas moins socratique pour être un peu alcôolique, et conséquemment haut en couleur.–20 Sa femme venait d’accoucher, le bonhomme luisait de satisfaction. Il est terrible republicain comme le père Tanguy. Nom de dieu quel motif à peindre à la Daumier eh! Il se raidissait trop dans la pose, voila pourquoi je l’ai peint deux fois, la deuxieme fois dans une seule séance sur la toile blanche, fond bleu presque blanc, dans le visage tous les tons rompu, jaune, vert, violaces, roses, rouges, l’uniforme bleu de prusse agrémenté de jaune.
Si le coeur t’en dit écris moi bientôt, suis fort encombré et ai pas encore trouvé temps pour croquis des figures. Poignée de main.

b. à t.
Vincent

Cézanne est justement homme marié bourgeoisement comme les vieux hollandais. s’il bande bien dans son oeuvre c’est que ce n’est pas un trop evaporé par la noce.

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