1r:1
1Mon cher Theo,
1*si j’étais plus jeune certes
2je me sentirais envie de proposer au père
3Boussod de nous envoyer toi et moi
4à Londres sans salaire autre que 200
5francs par mois de credit mais la
6moitié du gain sur les tableaux impressionistes
7dont ils pourraient reduire ce salaire de 200_
8Maintenant – nos carcasses ne
9sont plus jeunes et une entreprise
10d’aller à Londres dénicher de l’argent
11pour les impressionistes serait une
12espece de chôse à la Boulanger/ à la
13Garribaldi/1 à la Don Quichotte.2
14Et le père Boussod nous enverrait joliment
15chier d’ailleurs si on le lui proposait comme cela.
16Seulement j’aimerais encore mieux te
17voir aller à Londres qu’à New York.
18Mes doigts de peintre se dégourdissent
19pourtant quand bien même ma carcasse se
20démolit. Et ta tête de marchand/ de
21vendeur/ metier long à apprendre aussi/
22gagne en expérience.
23Dans notre position – comme tu le
24dis bien – si précaire/ n’oublions pas nos
25avantages et tâchons de garder notre  1v:2
26patience pour bien faire/ et notre clairvoyance_
27N’est ce par exemple pas vrai que dans
28tous les cas il vaut encore mieux qu’on
29te dise un jour/ va-t-en à Londres/
30que de te foutre à la porte sans vouloir
31de tes services.
32Je me fais plus vieux que toi et ce que
33j’ambitionne c’est d’être moins à ta
34charge. Or de cela/ s’il n’arrive pas
35de catastrophe trop obéliscale et s’il ne
36survient pas de pluie de crapauds j’y
37espère arriver.
38Je viens encore d’ôter de leurs chassis une
39trentaine d’études peintes.
40Si dans les affaires nous ne cherchons
41que notre moyen d’existence –
42serait ce un si grand malheur d’aller
43à Londres – où il me semble qu’il
44y a plus de chance de vendre qu’ailleurs.
45Dans tous les cas je me dis que par exemple
46pour ces trente etudes que je t’enverrai
47tu ne pourras pas en vendre une à Paris_
48'Alors pourtant que comme disait notre  1v:3
49oncle de Prinsenhage3 “tout se vend”_
50Et dans notre cas – ce que je fais c’est
51pas vendable comme par ex. les Brochart4
52mais c’est vendable à ceux qui prennent
53des chôses parcequ’il y a de la nature_
54Quoi/ une toile que je couvre vaut
55davantage qu’une toile blanche_
56Ça – mes prétentions ne vont pas plus
57loin – n’en doutes pas – mon droit
58de peindre/ ma raison de peindre/
59pardi mais je l’ai_
60Ça ne m’a couté à moi que ma carcasse
61bien demolie – mon cerveau bien
62toqué pour ce qui est de vivre comme
63je pourrais et devrais/ vivre en philantrope–.
64Ça ne t’a coûté à toi qu’une
65mettons quinzaine de mille francs
66que tu m’as avancée_
67Or – – .. il n’y a pas à se foutre
68de nous_
69Voilà la fin du raisonnement
70envers maitre Boussod. Gardes ton
71calme et ton aplomb.
 1r:4
72Et s’ils te parlent de Londres – ne leur
73dis pas la chôse toute crue comme je
74la mets en tête de cette lettre_
75Mais tu fais bien de ne pas contredire
76aux puissances (quelles puissances!)_
77Mon cher frère/ si je n’etais pas foutu et
78toqué par cette sacré peinture/ quel marchand
79je ferais encore avec les impressionistes
80justement. Mais voilà/ je suis
81foutu. Londres est bon/ Londres est
82juste ce qu’il nous faut – mais hélas/
83je sens ne plus pouvoir ce que j’aurais
84pu.– Mais brisé et tel quel/ moi je n’y vois
85'aucun malheur que tu irais à Londres;
86s’il y a du brouillard/ ma foi à Paris cela
87parait egalement augmenter_
88Ce qu’il y a – en effet – c’est
89que nous sommes devenus plus agés
90et qu’il faille agir selon – tout le
91reste n’existe point.– Or il y a le
92pour de ce contre et – – il faudra
93le faire valoir.5
 2r:5
94à présent que toi non plus aies eu des
95nouvelles de Gauguin cela me parait
96bien drôle – et je présume qu’il est et
97malade et découragé_
98Si tout à l’heure je te rappelais ce
99que nous coute la peinture6 c’est
100seulement pour insister sur ce que
101nous devons nous dire que nous sommes
102allés trop loin pour nous retourner
103en arrière – et pour le reste je n’insiste
104'sur rien. Car à part la vie materiell[e]/
105quelle chôse pourrait m’être nécessaire
106désormais_
107Si G. ne peut pas payer sa
108dette7 ni payer son voyage –
109S’il me garantit en Bretagne
110la vie meilleur marché –
111Pourquoi de mon côté n’irais je
112pas chez lui si nous voulons l’aider_
113Si lui dit “je suis en pleine vie
114et en plein talent” – pourquoi
115ne dirais je pas moi la même chôse_
116Mais voilà/ on n’est pas en pleine
117finances.– Et donc ce qui revient
118le moins cher c’est ce qu’il faut
119faire.
 2v:6
120Beaucoup de peinture/ peu de frais
121est le parti qu’il faut prendre_
122Ceci pour répéter encore une fois que
123je laisse là toute préférence pour
124soit le nord soit le midi_
125Tous les plans que l’on fait/ cela a des
126arrière racines de difficultés_
127Comme avec Gauguin cela serait si
128'simple – mais le déplacement –
129après – est ce qu’il sera content encore_
130Mais puisque faire des plans ne peut
131pas se faire je ne me préoccupe
132pas de ce que la position soit précaire_
133La savoir telle et le sentir est ce
134qui nous fait ouvrir les yeux et travailler_
135Si agissant ainsi on se fout dedans/
136moi j’ose en douter/ il nous restera
137quelque chôse_ Mais quoi/ je declare
138n’en rien prévoir lorsque des gens
139comme Gauguin on les voit comme devant un
140mur_ Esperons qu’il y aura issue pour
141lui et pour nous.
 2v:7
142Si je songeais/ si je réfléchissais aux
143possibilités désastreuses je ne pourrais
144rien faire – je me jette tête perdue
145dans le travail/ j’en ressors avec
146'mes études; si l’orage en dedans
147gronde trop fort je bois un verre
148de trop pour m’étourdir_
149C’est être toqué vis à vis de
150ce que l’on devrait être_
151Mais auparavant je me sentais
152moins peintre/ la peinture devient
153pour moi une distraction comme
154la chasse aux lapins aux toqués qui
155la font pour se distraire.
156L’attention devient plus intense/
157la main plus sure_
158Alors c’est pourquoi j’ose presque
159t’assurer que ma peinture deviendra
160meilleure. Car je n’ai plus que
161cela.
162As tu lu dans de Goncourt que
163Jules Dupré aussi leur faisait
164l’effet d’un toqué_
 2r:8
165Jules Dupré avait trouvé un bonhomme
166amateur qui le payait_8
167Si je pouvais trouver cela et ne pas
168tant t’être à charge.
169Après la crise que j’ai passé en venant ici
170je ne peux plus faire des plans ni rien/
171je me porte mieux maintenant décidement
172mais l’espérance/ le désir d’arriver
173est cassé et je travaille par necessité/
174pour ne pas tant souffrir moralement/
175pour me distraire.
176Mac Knight a hier un peu rompu son
177silence en disant qu’il aimait beaucoup
178mes deux dernieres études (le jardin
179de fleurs)9 et en causant très longtemps.
180Enfin – mais sais tu que si tu
181étais pour ton comptea peutêtre
182serais tu obligé de chercher des relations
183anglaises. Ceci pour répéter encore/
184est ce que ce serait un si grand malheur
185d’aller à Londres – si toutefois c’etait
186inévitable faudrait-il se desoler pour
187cela. Enfin il n’y a pas de comparaison_
188Sauf le climat – c’est infiniment
189mieux que le Congo.– bonne
190poignée de main et bien merci de ta lettre
191et du billet de 50 fr.

191*t_ à t_
191**Vincent.


48 disait < desait
85 Londres; < Londres
104 materiell[e] < materiell Text lost due to the edge of the paper.
128 déplacement – < déplacement
146 études; < études
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