1r:1
Mon cher Theo,
je rentre d’une journée à Mont majour et mon ami le sous lieutenant1 m’a tenu compagnie. Nous avons alors à nous deux exploré le vieux jardin et y avons volé d’excellentes figues. Si c’eût été plus grand cela eut fait penser au Paradou de Zola,2 de grands roseaux, de la vigne, du lierre, des figuiers, des oliviers, des grenadiers aux fleurs grasses du plus vif orangé, des cyprès centenaires, des frênes et des saules, des chênes de roche. des escaliers démolis à demi, des fenêtres ogivales en ruines, des blocs de blanc rochers couverts de lichen et des pans de murs écroulés épars cà et là dans la verdure, j’en ai encore rapporté un grand dessin. non pas du jardin cependant. Cela me fait 3 dessins,3 lorsque j’en aurai demi douzaine, les enverrai.
Hier j’ai été à Fontvieilles pour faire une visite à Bock et à Mac Knight, seulement ces messieurs étaient partis pour 8 jours pour un petit voyage en Suisse.
Je crois que la chaleur me fait toujours du bien malgré les moustiques et les mouches.
Les cigales – non pas celles de chez nous mais des comme ceci

[sketch A]
on les voit sur les albums japonais.4 Puis des Cantharides dorées et vertes en essaim sur les oliviers. Ces cigales (je crois que leur nom est cicada) chantent au moins aussi fort qu’une grenouille.
 1v:2
J’ai encore pensé que si tu veux te rappeler que j’ai fait le portrait du père Tanguy (qu’il a encore)5 de la mère Tanguy (qu’ils ont vendu),6 de leur ami (il est vrai que ce dernier portrait m’a été payé 20 francs par lui),7 que j’ai acheté sans rabais pour 250 francs de couleur chez Tanguy sur lesquelles naturellement il a gagné, qu’enfin je n’ai pas moins été son ami que lui n’ait été le mien, j’ai les plus graves raisons pour douter de son droit de me réclamer de l’argent, lequel se trouve vraiment réglé par l’étude qu’il tient encore de moi,8 à plus forte raison puisqu’il y a condition bien expresse qu’il se payerait sur la vente d’un tableau. Xantippe,9 la mère Tanguy et d’autres dames ont par un caprice étrange de la nature le cerveau en silex ou pierre à fusil. Certes ces dames sont bien davantage nuisibles dans la société civilisée dans laquelle elles circulent que les citoyens mordus par des chiens enragés qui habitent l’institut Pasteur.10 Aussi le pere Tanguy aurait mille fois raison de tuer sa dame.... mais il ne le fait pas plus que Socrate.....
Et pour ce motif le père Tanguy a plutot des rapports – en tant que la résignation et la longue patience – avec les antiques chrétiens martyrs et esclaves qu’avec les modernes maquereaux de Paris.
N’empêche qu’il n’y existe aucune raison pour lui payer 80 francs mais il y existe des raisons pour ne jamais se facher avec lui, même si lui se fâcherait lorsque, comme de juste dans ce cas, on le fout à la porte ou au moins l’envoie carrément promener.
 1v:3
J’écris à Russell en même temps – nous savons probablement n’est ce pas que les anglais, les yankees &c. ont ceci en commun avec les hollandais que leur charité – – .................... est très chrétienne.– Or nous autres n’étant pas de très-bons chrétiens........... Voilà ce que je ne peux m’empêcher de penser en écrivant encore une fois.
Ce Bock a un peu la tête d’un gentilhomme flamand du temps des compromis des nobles du temps du Taciturne et de Marnix.11 Cela ne m’étonnerait pas du tout qu’il fusse bon.
J’ai écrit à Russell que pour notre échange je lui enverrais mon envoi roulé directement chez lui si je savais qu’il fut à Paris.
De cette façon il doit bien en tout cas me répondre de ces jours ci.
Maintenant il me faudrait bientôt encore de la toile et de la couleur. Seulement je n’ai pas encore l’adresse de cette toile à 40 francs les 20 mètres.12
Je crois bien faire en travaillant surtout les dessins dans ce moment et de faire de façon d’avoir de la couleur et de la toile en réserve pour le moment où Gauguin viendra.– Je voudrais bien que avec la couleur on eut aussi peu à se gêner qu’avec la plume et le papier.
 1r:4
Parce que j’ai peur de gacher de la couleur je rate souvent une etude peinte.
avec le papier – si ce n’est pas une lettre que j’ecris mais un dessin que je fais – ça ne rate guère, autant de feuilles Whatman, autant de dessins. Je crois que si j’étais riche je depenserais moins que maintenant.
Enfin – le père Martin dirait – alors il faut se faire riche – et il a bien raison ainsi que pour le chef d’oeuvre.13
Te rappelles tu dans Guy de Maupassant le monsieur chasseur de lapins et autre gibier qui avait si fort chassé pendant 10 ans et s’etait tellement éreinté à courir après le gibier qu’au moment où il voulait se marier il ne bandait plus, ce qui lui causait les plus grandes inquiétudes et consternations.–14
Sans être dans le cas de ce monsieur en tant que quant à devoir ou vouloir me marier, quant au physique je commence à lui ressembler. Selon l’excellent maitre Ziem, l’homme devient ambitieux du moment qu’il ne bande plus.15 Or si cela m’est plus ou moins égal de bander ou pas je proteste lorsque cela doit fatalement me mèner à l’ambition.
Il n’y a que le plus grand philosophe de son temps et de son pays et par conséquent de tous les pays et de tous les temps – l’excellent maître Pangloss16 – qui pourrait – s’il était là – me renseigner et me tranquilliser l’âme.–
 2r:5
Voilà – la lettre pour Russell est sous enveloppe – et j’ai écrit comme je pensais.
Je lui ai demandé s’il avait des nouvelles de Reid et je te fais la même question.
J’ai dit à Russell qu’il avait pleine liberté de prendre ce qu’il voudrait aussi dans le premier envoi. Et que j’attendais seulement réponse catégorique pour savoir si chez lui ou chez toi il voulait choisir. que dans le premier cas, s’il voulait les voir chez lui – tu lui enverrais aussi quelques vergers. et que tu ferais reprendre le tout, son choix fait. Donc il ne peut rien dire à cela. S’il ne prend pas de Gauguin c’est qu’il ne peut pas.– S’il peut le faire je serais porté à espérer qu’il le fera.
je lui ai dit que si j’osais insister sur un achat ce n’était pas que sans lui la chôse ne se ferait pas mais que Gauguin ayant été malade et étant donné la complication de ce qu’il avait été au lit et devait payer son medecin, la chôse était un peu lourde pour nous et que nous etions d’autant plus porté à trouver amateur pour un tableau.  2v:6
Je pense beaucoup à Gauguin et aurais beaucoup d’idées pour des tableaux et pour le travail en général. J’ai actuellement une femme de ménage qui pour 1 franc me balaye et lave la maison 2 fois par semaine,17 je fonde de grandes esperances sur elle pour pouvoir y compter qu’elle nous fera les lits si nous nous decidons à coucher chez nous. D’autre part il y a une combinaison possible avec le bonhomme où je loge actuellement. Enfin on cherchera à travailler à ce que ce soit en somme une économie au lieu d’une dépense.
Comment va ta santé maintenant? Vois tu encore Gruby.–
Ce que tu disais de cette conversation à la Nouvelle Athènes18 est intéressant. Tu connais bien le petit portrait de Desboutin qu’a Portier.19 C’est certes un etrange phénomène que tous les artistes, poetes, musiciens, peintres soient materiellement des malheureux – les heureux aussi – ce que dernierement tu disais de Guy de Maupassant le prouve une fois de plus.– Cela remue la question éternelle: la vie est elle toute entière visible pour nous ou bien n’en connaissons nous avant la mort qu’un hemisphère.–
 2v:7
Les peintres – pour ne parler que d’eux – etant morts et enterrés, parlent à une génération suivante ou à plusieurs générations suivantes par leurs oeuvres. Est ce là tout ou y a-t-il même encore plus. Dans la vie du peintre peutêtre la mort n’est pas ce qu’il y aurait de plus difficile.–
Moi je déclare ne pas en savoir quoi que ce soit.– Mais toujours la vue des étoiles me fait rêver aussi simplement que me donnent à rêver les points noirs représentant sur la carte géographique villes & villages.
Pourquoi, me dis je, les points lumineux du firmament nous seraient elles moins accessibles que les points noirs sur la carte de France.
Si nous prenons le train pour nous rendre à Tarascon ou à Rouen nous prenons la mort pour aller dans une étoile.20 Ce qui est certainement vrai dans ce raisonnement c’est que étant en vie nous ne pouvons pas nous rendre dans une étoile. pas plus qu’etant morts nous puissions prendre le train. Enfin il ne me semble pas impossible que le cholera, la gravelle, la phtisie, le cancer, soient des moyens de locomotion céleste comme les bateaux à vapeur, les omnibus et le chemin de fer en soient de terrestres.
Mourir tranquillement de vieillesse serait y aller à pied.
Pour le moment je vais me coucher car il est tard et je te souhaite bonne nuit et bonne chance.
Poignee de main.

t. à t.
Vincent

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